Par Robert Aydabirian
Non, mon frère arménien n’est pas mon ennemi !
Quand on lit les mots et les messages qui circulent sur les réseaux sociaux, quand on entend les insultes qui sont proférées dans les rues d’Erevan, lors des différentes manifestations arméniennes à l’extérieur de la République d’Arménie, entre individus ou devant des bâtiments publics, on se demande pourquoi et dans quel but ces paroles calomnieuses sont prononcées ?
Quand on demande à un Turc ou à un Juif qui est son meilleur ami, pour le premier, il répond le Turc ; pour le second, il répond le Juif. Si l’on pose la même question à un Arménien, sa réponse est souvent plus ambiguë, et la plus souvent entendue est la suivante : « Nous sommes nos pires ennemis ».
Quand, depuis quelque temps, en République d’Arménie comme dans les milieux arméniens à l’extérieur du pays, on entend des insultes, des outrances, des vociférations, des invectives, bref, toutes sortes de mots qui viennent du caniveau et qui témoignent d’un niveau zéro de décence dans les relations sociales et en politique, nous reculons tous ensemble, nous devenons tous des perdants, nous régressons tous ensemble ; et nous rompons le lien avec les valeurs que le peuple arménien a acquises au cours de plus de 3000 ans d’histoire : développer une civilisation reconnue pour la haute qualité de sa culture, de ses écrits, et de son patrimoine architectural.
Bien sûr, nous payons encore le prix de la défaite militaire de 2020. Bien sûr, la défaite est orpheline et fait ressortir ce qu’il y a de pire dans un peuple : la haine, la bassesse, l’ignominie, l’intolérance, l’infamie, la démesure.
Bien sûr, la défaite militaire engendre la défaite du débat qui, à son tour, engendre la défaite des idées. Mais que cesse cette spirale du chaos de la pensée, que cesse cette bêtise individuelle et collective et que chacun d’entre nous, porteur d’une partie de cette histoire multimillénaire, devienne l’avocat de la tolérance, du sens de la mesure et du respect de soi et des autres. Car insulter les autres, c’est d’abord s’insulter soi-même.
Non, mon frère arménien n’est ni mon ennemi ni un traître ! Il a le droit de ne pas penser comme moi et d’exprimer des idées différentes des miennes comme j’ai le droit de m’exprimer librement dans le respect et la tolérance.
Il ne faut pas non plus être devin pour comprendre que tout cela profite à nos adversaires qui, arrogants et sûrs d’eux, entendent nous dominer, voire nous réduire à un peuple en voie d’assimilation complète ou de désespoir total. Il appartient à chacun d’entre nous – sans monopole de la cause à défendre, ni autorité exclusive autoproclamée – de continuer à être les gardiens d’une identité vivante, d’une langue vivante, d’un patrimoine culturel vivant, d’une histoire vivante et de droits collectifs.
Plus que jamais, dans un monde en ébullition, où les lignes de partage des grandes puissances passent par le Caucase du Sud, nous avons besoin d’unité interne dans la diversité. C’est-à-dire de respect, d’écoute, de rationalité et de courage. En mettant définitivement fin aux invectives, à l’autisme, à l’hubris, à l’émotion et à la peur.
Et que nous, Arméniens, quelles que soient nos convictions et notre position géographique, regardions l’Autre comme notre frère et non comme notre ennemi. Il est le seul à partager avec nous notre passé, notre présent et surtout l’avenir de nos enfants et petits-enfants.
« Nous sommes responsables devant nos aînés, nos contemporains et les générations futures », a déclaré Amilcar Cabral, dirigeant révolutionnaire de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Et dans son discours à La Havane en 1966, il a appelé le peuple à « lutter contre ses propres faiblesses… quelles que soient les difficultés créées par l’ennemi ».
En tant qu’auteur de ces quelques lignes, je tiens à préciser que je suis autant un enfant de la diaspora, fils et petit-fils de rescapés du génocide de 1915, qu’un citoyen français impliqué de longue date dans le développement économique et social de la République d’Arménie. J’ai également un passé de militant, ayant occupé dans le passé des postes à responsabilité au sein du Comité de défense de la cause arménienne (ANCA) et de la Fédération révolutionnaire arménienne, et je respecte toujours l’engagement de chacun.
C’est avec cette volonté de dépassement que j’adresse à chacun d’entre vous cette invitation qui, je l’espère, trouvera un écho positif auprès de chaque lecteur.
Source :
https://mirrorspectator.com/2024/12/04/an-appeal-on-brotherhood-enmity-and-treason/
Traduit de l’anglais par Jean Dorian