Arménie : Prendre le virage et aller de l’avant

par | 19 Juil 2024 | Analyses, Tribunes libres

Prendre le virage et aller de l’avant : Le bilan du passé et les attentes pour l’avenir

 

Dans les trente-trois ans d’histoire de l’indépendance recouvrée de l’Arménie, les derniers jours de juin de l’année en cours peuvent être considérés comme la fin d’une période de près de trois ans caractérisée par des développements tumultueux, à commencer par les jours de la tristement célèbre deuxième guerre de l’Artsakh, qui a duré 44 jours en 2020.

Cet article tente d’analyser brièvement et objectivement la période susmentionnée et de présenter des attentes raisonnables pour les deux années à venir, jusqu’aux élections générales prévues en Arménie en 2026.

 

La guerre de 44 jours en Artsakh en 2020 et son issue désastreuse ont révélé que tous les régimes qui ont suivi le rétablissement de l’indépendance de l’Arménie, à l’exception dans une certaine mesure de la période du premier président Levon Ter-Petrosian, sont lourdement responsables de ce triste résultat. Tout d’abord, ils ont été négligents et n’ont pas assumé leur responsabilité de fournir à la mère patrie, sans interruption, les moyens de sa propre défense militaire de la plus haute qualité. Ils sont également responsables d’avoir été incapables, dans le domaine diplomatique, d’évaluer de manière réaliste la loyauté et la confiance de leurs soi-disant pays alliés, dans l’assistance desquels ils comptaient pour assurer la défense de leur propre patrie.

Intéressons-nous maintenant à la période de trois ou quatre ans qui s’étend de 2020 à aujourd’hui.

Au début de cette période, en 2021, des élections générales ont été organisées dans des conditions que tout le monde a acceptées comme étant libres et légales. Elles ont permis d’élire les membres de l’Assemblée nationale, qui restent en fonction jusqu’à aujourd’hui. Le gouvernement actuel, dirigé par le Premier ministre Nikol Pashinyan, a été formé avec une large majorité du parti Contrat civique. Quant à l’opposition, elle était entièrement composée de membres appartenant aux gouvernements des années précédentes. La faiblesse de ce groupe jusqu’à aujourd’hui réside dans l’absence de membres de l’un ou l’autre des nombreux autres partis politiques.

Il est naturel que dans ces conditions, au cours des trois dernières années, l’activité du gouvernement dirigé par Pashinyan soit devenue le principal objet d’évaluation et en particulier de critique.

Afin d’évaluer équitablement la politique étrangère de l’Arménie, il est nécessaire de prendre en compte sa position géographique extrêmement difficile, chargée de relations contradictoires compliquées au sens géopolitique, et donc le besoin constant de mener une politique très délicate et difficile.

Il est clair qu’au départ, le Premier ministre Pashinyan et son administration manquaient d’expérience politique dans ce domaine. Il aurait donc été tout à fait naturel pour eux d’essayer de tirer parti des pouvoirs extérieurs qui avaient vécu ces expériences difficiles. Cependant, ils n’ont pas voulu profiter de cette opportunité et c’est pourquoi, pendant un bon moment au début, ils ont souvent mené des actions contradictoires.

Il est heureux de constater qu’après avoir franchi plusieurs étapes difficiles, ils tentent aujourd’hui d’établir des relations assez prometteuses avec l’Occident, tout en maintenant des liens formels avec l' »allié traditionnel » qu’est la Russie. Certes, ce chemin reste semé d’embûches très sérieuses. Cependant, il est nécessaire de la parcourir pour assurer le besoin vital de renforcement de la défense et de l’économie du pays.

En ce qui concerne les aspects politiques, économiques, juridiques et autres de l’intérieur du pays, si les autorités actuelles ont manifestement mis en œuvre des changements significatifs et obtenu des succès au sens démocratique, elles sont en revanche toujours responsables d’importantes omissions.

 

L’absence de représentants compétents

La première des lacunes dans le difficile travail d’orientation du pays est l’absence, comme nous l’avons dit plus haut, de représentants compétents des cercles de valeur qui ont été écartés et transformés en petits groupes à la suite des élections. Ces derniers sont équilibrés et croient profondément aux principes démocratiques. Les autorités, de leur propre initiative, devraient faire de la place à ces personnes et bénéficier de l’aide qu’elles peuvent apporter.

La deuxième grande erreur des autorités est l’attitude ignominieuse qu’elles ont adoptée à l’égard de la diaspora arménienne mondiale. Au risque d’être répétitif, il convient de mentionner que cette vaste diaspora a de la bonne volonté et de vastes ressources, mais qu’elle est collectivement désorganisée. La plus grande erreur a été de dissoudre le ministère de la diaspora et de le remplacer par un haut commissaire de la diaspora totalement inefficace et arrogant.

Poursuivons maintenant ce bref examen analytique en évaluant l’activité des deux factions de l’opposition à l’Assemblée nationale et le rôle joué par les mouvements de protestation de la rue qui remplissent de temps à autre les rues et les places avec leurs encouragements.

Les membres de l’opposition de l’Assemblée nationale, depuis le premier jour de leur élection jusqu’à aujourd’hui, prouvent chaque jour qu’ils ne méritent tout simplement pas, selon les normes acceptées du monde civilisé, de porter le nom d' »oppositionniste ». Le langage désobligeant qu’ils ont utilisé et leur comportement consistant à déclencher des bagarres en lançant des bouteilles, profondément honteux et destructeur, a tout simplement réduit leur prestige et leur efficacité à néant.

Quant aux mouvements de rue, de temps en temps, mais surtout après la guerre de 44 jours jusqu’à aujourd’hui, pendant près de trois ans, ces mouvements de protestation démagogiques, dont le mouvement dit « Tavush pour la patrie » a été le dernier, ont rempli les rues et les places. Ils se caractérisent par un nombre assez important de participants.

Il est naturel et attendu qu’en Arménie, comme dans tout pays civilisé et surtout démocratique de la planète, une partie de la population soit nécessairement mécontente du travail des autorités en place. Le contraire serait contre nature. C’est certainement le cas au Canada, aux États-Unis, en France, en Espagne et dans de très nombreux autres pays développés. Il est également compréhensible et attendu que le mécontentement concernant des questions spécifiques et clairement définies soit suffisamment répandu et fort pour qu’un grand nombre de citoyens descendent dans la rue et manifestent, comme le prévoit la loi, sous la supervision de la police. Cependant, à aucun moment on ne s’attendra à ce que le gouvernement démissionne à la suite de ces manifestations et propose simplement que le groupe organisateur de ces manifestations prenne sa place.

Le seul et unique moyen de changer de gouvernement est de procéder à des élections. En cas de crise extrême, des élections générales extraordinaires anticipées sont organisées. Dans le cas contraire, il faut attendre les prochaines élections régulières, afin qu’un changement de pouvoir soit effectué avec le vote de la majorité du peuple. Période.

Par ailleurs, lorsque les mouvements de rue deviennent incontrôlables et conduisent à des atteintes à l’intégrité physique ou à des atrocités, c’est d’abord la police et, si nécessaire, les forces armées du pays qui doivent intervenir, et les auteurs de ces actes recevront les sanctions appropriées.

Lorsque nous évaluons les trois mouvements de rue qui ont eu lieu en Arménie avec la participation d’un grand nombre de personnes depuis 2020, avec cette simple compréhension, il convient de noter que tous les trois ont échoué et sont restés infructueux. Le premier et le dernier ont également dépassé les limites légalement acceptées. Le dernier, le mouvement Tavush, que ce soit dans des conditions planifiées ou non, a finalement franchi la ligne rouge de l’utilisation de la force brute lorsqu’il a tenté en vain de prendre d’assaut l’Assemblée nationale.

 

Sur le mouvement Tavush

 

Nous nous concentrerons davantage sur le mouvement Tavush, car il est encore frais dans l’esprit de tous.

En fait, dès le début du Mouvement de Tavush, il était manifestement voué à l’échec, et ce dès le jour du grand rassemblement sur la place de la République, le 9 mai.

Ce qui s’est passé, c’est que, de manière totalement indépendante les uns des autres, divers groupes ont rejoint le mouvement sur la route Tavush-Yerevan, pensant d’abord que le messie qui allait sauver l’Arménie était soudainement apparu. Mais de la même manière, ils ont progressivement quitté le mouvement lorsqu’il est apparu qu’il ne disposait pas d’un programme politique planifié et le moindrement réfléchi. Il ne disposait pas non plus d’une direction un tant soit peu préparée politiquement, qui inspirait confiance et agissait ouvertement et courageusement. Au contraire, le seul aspirant à la direction était, contre toute attente, un ecclésiastique de l’Église apostolique arménienne d’Arménie, qui devint aussi rapidement le candidat au poste de premier ministre proposé par le mouvement. Dans ces conditions, compte tenu du manque de sérieux politique du mouvement, ses principaux partisans initiaux l’ont quitté dès les premiers jours et, à la fin, seuls des étudiants universitaires, des écoliers et quelques opposants jurés bien connus du gouvernement sont restés. Il semble qu’à l’heure actuelle, même ces derniers se soient dispersés et que le « candidat premier ministre » lui-même ait également quitté les rues, avec la promesse absurde d’y retourner à l’automne, après les « vacances » d’été.

Il est certain que la déception sera grande parmi tous ces citoyens et groupes de médias bien intentionnés qui, pendant une courte période, ont cru qu’ils avaient soudainement trouvé un sauveur extraordinaire, qui était resté inconnu jusqu’à ce moment-là. Mais ils sont tous fautifs d’avoir été si facilement emportés par le charme de ce « sauveur », dont l’activité leur était jusqu’alors inconnue. En effet, tout le monde a appris que cet ecclésiastique avait été primat du diocèse du Canada pendant dix longues années. Il était de leur devoir d’envoyer une petite mais sérieuse délégation d’enquête au Canada pour recueillir des informations objectives sur le parcours de cet individu qui prétend à un poste aussi important. Le résultat d’une telle enquête montrerait qu’au terme de ces dix années, le diocèse arménien du Canada avait atteint, pour le moins, un état très gravement perturbé, tant sur le plan financier que sur le plan des relations humaines, après quoi il n’a guère retrouvé sa sérénité d’antan.

Bien que le mouvement Tavush ne soit plus un espoir ou une menace pour l’avenir de la patrie, il est malheureusement beaucoup plus inquiétant que cette initiative ratée de plusieurs mois ait eu un impact négatif sérieux sur l’image entière de l’Église apostolique arménienne et en particulier sur le plus saint des saints, le Siège Mère, et son rôle irremplaçable de symbole de l’unité morale nationale.

Le cours de l’histoire est long, et avec une durée relativement courte, cet incident sera certainement bientôt oublié et perdu dans le passé.

D’un autre côté, cependant, nous devons faire tous les efforts possibles en tant que nation pour que le Saint-Siège et son chef, le Catholicos de tous les Arméniens, retrouvent la position morale la plus élevée en tant qu’unificateur moral, dont ils ont joui pendant plus d’un millénaire et demi avec le peuple arménien et dans le contexte de l’État arménien. D’ailleurs, c’est aussi l’occasion pour le Siège d’Antilias, qui cette fois, avec une ardeur rare et bienvenue en cette période troublée, s’est montré si soucieux d’être le protecteur du Siège Mère et le détenteur de ce dernier, d’agir à nouveau de manière responsable. Il devrait en effet agir sans tarder pour corriger l’état de division qu’il a créé il y a plus de soixante-dix ans et qui s’étend aujourd’hui de l’Iran à la Grèce, en passant par les États-Unis et le Canada.

Ce bref aperçu analytique de la période écoulée indique, dans une certaine mesure, qu’aujourd’hui, après la fin du mois de juin 2024, nous sommes, en tant que nation, à la veille d’un tournant véritablement important.

Au cours des prochains mois, et surtout jusqu’aux prochaines élections générales de 2026 – en d’autres termes, au cours des deux prochaines années – les autorités arméniennes devront manœuvrer et faire face à des conditions politiques très délicates et difficiles. Dans les conditions géopolitiques mondiales actuelles, instables et houleuses, cette tâche qui leur est assignée est certainement peu enviable.

A cet égard, nous répétons et réaffirmons l’attente que nous avons exprimée à maintes reprises et souhaitons que le Premier ministre Pashinyan et son régime tirent parti de toutes les forces politiques qui, en dehors de leurs propres cercles, sont prêtes à leur apporter un soutien positif, alors qu’ils accomplissent eux-mêmes ce travail difficile.

Un chemin aussi long et difficile

Il est en effet indiscutable qu’un navire qui parcourt un chemin aussi long et difficile ne peut avoir qu’un seul capitaine à un moment donné.

Les autorités actuelles doivent également, sans délai, rétablir des liens organiques et sérieux avec la diaspora dans le monde entier. Il doit rétablir le ministère de la diaspora sous la supervision d’un ministre expérimenté. La diaspora est la plus grande richesse de la patrie, à condition que nos autorités sachent maîtriser les subtilités de sa mise en œuvre.

Les autorités arméniennes ont beaucoup à faire, notamment pour inspirer davantage de confiance à la population de leur pays. Même si nous méprisons le style et les pratiques des soi-disant « mouvements de protestation de rue », il est évident qu’il existe de sérieuses raisons de mécontentement parmi la population. Le gouvernement ne peut ignorer cette réalité. Il est de sa responsabilité de faire le nécessaire pour atténuer les causes de ces mécontentements. L’un des moyens est d’expliquer au peuple, dans la mesure du possible, les raisons profondes des positions impopulaires qu’il a adoptées. Les autorités devraient également se rendre compte qu’il existe des lignes rouges qu’aucun régime n’est autorisé à franchir. A titre d’exemples indiscutables, l’Ararat est arménien et c’est tout. L’Artsakh est arménien et c’est tout, mais à cet égard, il est évidemment difficile de fournir les moyens diplomatiques, juridiques, militaires et autres qui permettront tôt ou tard – même si cela risque d’être beaucoup plus tard – de réaliser ce rêve. Il n’est pas nécessaire d’allonger cette liste. Nous en connaissons tous le contenu.

Comme nous l’avons noté précédemment, bien que le régime actuel ait manqué d’expérience dans ses premiers jours, il est aujourd’hui évident qu’il s’adapte déjà assez bien aux jeux dangereux et piégés du cirque politique international.

Il ne fait aucun doute que la grande majorité du peuple arménien est toujours prête à soutenir fermement les autorités qui se trouvent à la tête du pays à la suite d’élections légales, tout en attendant de ces dernières qu’elles respectent toujours les attentes raisonnables du peuple.

Bonne chance et succès à la patrie et au peuple arménien.

 

Source : https://mirrorspectator.com/2024/07/05/turning-the-corner-and-moving-forward-reckoning-with-the-past-and-expectations-for-the-future/
(Cet article est une traduction de la version arménienne publiée initialement dans Baikar et Abaka).
Traduit de l’anglais par Jean Dorian