L’Ukraine, entre « révolution » et déstabilisation

par | Août 7, 2014 | Essais

L’Ukraine, entre « révolution » et déstabilisation : l’erreur occidentale
Jean Geronimo
Article publié dans l’Humanité le 06.08.2014
A la disparition de l’Union soviétique, en décembre 1991, l’Ukraine nouvellement indépendante – mais qui reste organiquement liée à la Russie – est devenue l’enjeu d’une âpre lutte d’influence entre les deux anciens ennemis de la Guerre froide. Ainsi, sa transition post-communiste est marquée par les tentatives successives de l’Occident sous leadership américain d’y d’étendre son influence, avec des moyens frôlant parfois l’illégalité – comme la « révolution orange » de 2004, qui place un dirigeant pro-américain, Victor Youchenko à la tête de l’État ukrainien. De son coté, Moscou s’efforce de garder un droit de regard sur l’Ukraine, par le biais de la « diplomatie gazière » et de l’intégration de son ex-république à la Communauté des États indépendants (CEI), sous leadership russe.
Revenue en toute légalité dans le giron russe en 2012, avec l’élection du président Victor Ianoukovitch, on pensait alors l’Occident définitivement hors-jeu. Or, l’inconsistance et les revirements multiples du nouveau président pro-russe sur l’Accord d’association et de libre-échange – faussement interprétés comme un rejet de l’Europe – ont donné au bloc occidental sous verrou américain l’occasion inespérée de « revenir dans le jeu » en alimentant la contestation populaire contre un « pouvoir corrompu, aux soldes de Moscou ». Un air de « déjà vu », dans la logique des révolutions néo-libérales – dites, « de couleur » – ayant frappé l’espace post-soviétique dans la décennie 2000, sous l’impulsion d’ONG à financement anglo-saxon, d’opposants et de relais locaux, sponsorisés par la manne dollarisée des « droits de l’homme ». Un nouveau « soft power », dénoncé par Vladimir Poutine.
Un coup d’Etat attisé de l’étranger, aux sources de l’illégitimité kiévienne
Pourtant, dans la mesure où ce coup d’État touchait ses intérêts nationaux, affaiblissait son projet d’Union eurasiatique et mettait en cause sa sécurité, la réaction de l’Etat russe a été, cette fois, d’une toute autre ampleur. Dénonçant l’illégalité du processus politique, catalysé par l’ingérence de forces extérieures et centré sur l’élimination du président Ianoukovitch, Moscou ne pouvait reconnaître le nouveau pouvoir pro-occidental de transition. D’autant plus que ce dernier, sous la pression de groupes nationalistes et extrémistes d’inspiration néo-fasciste, a très vite imposé des mesures anti-russes, dont celles sur le droit des minorités et sur le statut de la langue russe.
Dans ces conditions, la bienveillance russe sur les revendications émancipatrices des régions de l’Est ukrainien et, notamment, de la Crimée « avant-garde révolutionnaire » contre l‘illégalité kiévienne, semble justifiée. La légalité du référendum criméen s’appuie d’une part, sur son attachement historique à la Russie et d’autre part, sur la jurisprudence initiée par l’indépendance du Kosovo en 2008 sous pression américaine. En quelque sorte, la maladresse occidentale a offert à V. Poutine l’opportunité historique de « retrouver » la Crimée et, par ce biais, de garantir un accès stratégique aux mers chaudes – à l’instar de la base navale syrienne de Tartou.
La Crimée, prétexte au renforcement de l’OTAN et de la ligne anti-russe
Ce faisant, ce « coup gagnant » russe sur l’Echiquier eurasien a donné le prétexte à l’axe euro-atlantique de renforcer la ceinture sécuritaire otanienne en zones baltes et est-européenne au sud de la Russie, dont la volonté de « reconquête impériale » est perçue par le stratège américain Brzezinski, en 2014, comme une « menace majeure » – en quelque sorte, Vladimir Poutine serait une sorte d’« homo-soviéticus », instinctivement hostile envers l’Occident. A terme, cette légitimation politique post-guerre froide de l’OTAN fait craindre à Moscou le resserrement de « l’encerclement », via l’extension de cette dernière à des États post-soviétiques comme la Géorgie et l’Ukraine et, ensuite, l’implantation en leur sein d’unités du bouclier anti-missiles américain – qui neutraliserait, en partie, les forces nucléaires stratégiques de la Russie.
Dans la perception stratégique russe, c’est la poursuite sous une forme rénovée de la politique de « roll back » (reflux) de l’ancienne puissance communiste, conduite depuis la chute de Gorbatchev le 25 décembre 1991. Le 22 juillet 2014, le président Poutine a promis une « réaction adéquate » et l’adaptation rapide de sa stratégie de défense à cette progression injustifiée, à ses frontières, des infrastructures otaniennes. Comme une ultime provocation.
Entre manipulations et impasse politique : l’inconscience occidentale
A l’heure de l’extension puis du pourrissement, désormais incontrôlable, à l’Est ukrainien, de la révolte d’un peuple marginalisé et rejetant un pouvoir anti-russe nationaliste, infiltré par des néo-nazis et partisan d’un ultralibéralisme pro-européen, l’avenir reste très incertain. La crédibilité des dernières élections présidentielles en Ukraine, tenues le 25 mai 2014, semble d’autant plus faible que le processus politique sur lequel elles sont assises a été, en grande partie, manipulé. En outre, le fort taux d’abstention (40%) imputable au boycott d’une partie des électeurs de l’Est, affaiblit la légitimité et la représentativité du nouveau régime dirigé par l’oligarque Piotr Porochenko, sur la base de puissants lobbies.
Sous l’impulsion de ce dernier, la politique répressive contre les « rebelles » de l’Est – étrangement qualifiés de « terroristes » – se transforme désormais en une véritable tuerie punitive. L’ampleur de cette tuerie, passée sous silence par l’Occident, est expliquée par l’asymétrie du rapport de force militaire et l’utilisation par l’armée pro-gouvernementale de l’aviation et des armes lourdes, voire d’armes chimiques interdites. De ce point de vue, l’axe euro-atlantique sous verrou américain porte une lourde responsabilité dans cette impasse politique, occultant l’interdépendance structurelle russo-ukrainienne héritée du soviétisme et, en cela, potentiellement génératrice de chaos socio-économique suite à l’Accord d’association avec l’UE, signé par Porochenko le 27 juin 2014. Visant à détacher l’Ukraine de la domination russe et donc, à finalité géopolitique évidente, cet accord déconnecté des besoins de son peuple est un véritable défi à la rationalité économique. Sans la Russie, pas de salut possible.
Aprés Maïdan, l’émergence d’une fracture géopolitique au cœur de l’Eurasie
Structurellement instrumentalisée par les deux superpuissances, l’Ukraine apparaît au final comme une pièce maîtresse – un Etat « pivot », au sens de Z. Brzezinski – dans le cadre de la Guerre « tiède ». Cette dernière est définie dans mon livre (1) comme la forme actualisée et désidéologisée de la Guerre froide, recentrée sur le contrôle des Etats stratégiques – « pivots » – sur les plans politique et énergétique et opposant, in fine, l’axe euro-atlantique UE-USA (via l’OTAN) à l’axe eurasien sino-russe (via l’OSC (2)). Hérité de l’étrange « révolution » nationale-libérale du Maïdan, grevée par la montée d’une idéologie radicale resurgie d’un troublant passé, le chaos ukrainien apparaît donc comme un coût collatéral de cette Guerre « tiède ».
Cette configuration montre la poursuite, sous une forme certes rénovée, d’une conflictualité bipolaire fondée sur l’opposition d’alliances dominées par les anciens ennemis idéologiques. Une nouvelle fracture géopolitique porteuse de lourdes menaces, au cœur de l’Eurasie. Et maintenant, que faire ?
 
Grenoble, le 29.07.2014
Jean Geronimo
Docteur en économie, spécialiste des questions économiques et géostratégiques russes
Université Pierre Mendès France, Grenoble II
(1) Geronimo J. (2012) « La Pensée stratégique russe – Guerre tiède sur l’Échiquier eurasien : les révolutions arabes, et après ? », préface de J. Sapir, éd. Sigest.
(2) OSC : Organisation de coopération de Shangaï