Le décret est tombé un dimanche. Le 17 avril de cet an de grâce (si l’on peut dire) : 2022… Le premier avril eût été un jour plus approprié. On aurait souri de la plaisanterie avant de revenir aux choses sérieuses. Certains – les plus crédules, qui se croient fûtés – se seraient même réjouis qu’on mette enfin un terme à ces réceptions où circulaient à l’envi, selon une publicité bien niaise, des montagnes de chocolats dorés parmi les coupes de champagne. Car être diplomate, pour beaucoup, c’était cela : une vie de réceptions coûteuses pour les finances publiques, l’art de prendre le thé petit doigt levé, bavardages sans fins qui ne résolvent rien, déplacements en avion participant au dérèglement climatique (pour coller aux refrains d’actualité) et pire encore, privilèges qu’on croyait abolis depuis un certain 4 août 1789. A bas les élites ! A bas les concours qui récompensent le travail et la qualification, sans parler de l’assiduité, de l’honnêteté et de l’engagement vis-à-vis de ce qu’il était convenu d’appeler jusqu’à présent « le service public ». Une notion bien française qui rompt avec tant d’autres traditions étrangères d’administrations où l’on ne sert pas l’Etat : on s’en sert… Les Français ne connaissent pas leur bonheur de vivre encore dans cet environnement sacralisé du service public, du fonctionnaire le plus modeste jusqu’aux échelons supérieurs de la hiérarchie. Dommage que l’air du temps devienne si souvent, chez nous, la boussole des politiques… Il prélude à la création de nouvelles fonctions, de nouvelles appellations fumeuses, de nouveaux ministères ou secrétariats d’Etat aussi éphémères que leurs transparents titulaires.
Mais, au fait, un diplomate, à quoi ça sert ? Je pressens que, dans les mois à venir, on va lire et écrire des pages sur le sujet. Dans le dernier télégramme envoyé de mon ultime poste, en réfléchissant à plus de quarante et une années passées avec bonheur à servir la France, j’ai tenté une réponse plus concise. Elle tient en trois verbes. Du premier au dernier jour, elle a été ma boussole et mon credo.
Un diplomate a trois fonctions : informer, influer, rayonner.
– Informer son gouvernement, ses autorités (et l’ambassadeur n’est pas seulement le représentant du ministre des Affaires étrangères, il est celui du président de la République et de chacun des ministres) ;
– Influer sur les responsables du pays de résidence, à tous les niveaux de sa hiérarchie, sur tous les décideurs locaux qui, de près ou de loin, ont quelque chose à voir avec les intérêts de la France ;
– Rayonner, c’est-à-dire susciter l’intérêt positif – et même sentimental – pour notre pays dans tous les domaines : la culture, l’économie, la science, l’enseignement et bien sûr la francophonie qui rassemble autour de la France les meilleurs esprits et les amoureux de la liberté. Et aussi donner aux Français de l’étranger des raisons et des occasions d’être fiers de leur pays tout en les aidant à résoudre les difficultés qu’ils peuvent rencontrer sur place.
Tout cela s’acquiert par la préparation, la capacité d’analyse et l’expérience.
Désormais « les diplomates seront choisis parmi les hauts fonctionnaires venant de toutes les administrations ou du secteur privé ». Autant fondre le corps des électriciens et celui des plombiers : jolies inondations et étincelles en perspectives… Le passage par la préfectorale et les comices agricoles ne prépare pas forcément aux subtilités du langage diplomatique, l’éducation nationale aux symposiums internationaux, la direction du budget à l’accommodement des restes qui est le lot commun des postes au fil de la continuelle restriction des moyens.
Il s’agit de « favoriser la mobilité », explique-t-on ; une bonne vingtaine de déménagements au cours de ma carrière – sans compter un passage par le ministère de la Défense et des missions multiples sur les cinq continents – me laissaient penser avoir souscrit à cette obligation…
« Mettre fin aux carrières à vie » est l’autre manière de présenter les choses. De fait, il était anormal qu’à la sortie de l’ENA les choix d’affectation se fassent en fonction du seul critère du classement : certains, qui n’y avaient jamais pensé, optaient, leur rang de sortie le leur permettant, pour la diplomatie en espérant n’aller jamais plus loin que Bonn (à l’époque) et rester le plus souvent à Paris où se font les carrières… Ce faisant, ils barraient la route à des candidats qui avaient une vraie vocation. Le concours d’Orient échappait à cette anomalie et supposait la connaissance de langues spécifiques et aussi ardues que le russe, l’arabe, le chinois, le japonais… et une initiation solide à l’histoire et à la géopolitique des sous-continents afférents. Bref un engagement intellectuel qui s’inscrivait nécessairement dans la durée. Comme le dit très bien, du cœur de la tourmente où il est plongé, notre actuel ambassadeur en Ukraine, Etienne de Poncins, « la diplomatie c’est un métier, une expérience, des connaissances, une tradition, une fierté de servir la France ». Ça ne sera jamais un intermède de carrière, un trophée de circonstance : c’est un apostolat. Et les ambassadeurs de passage (qui n’ont fait souvent que passer) ne pourront plus se reposer sur ce corps expérimenté des conseillers des affaires étrangères qui soufflaient en cas de besoin les bonnes réponses et faisaient tout ce qu’ils n’étaient pas préparés à faire. La force d’une armée repose sur des sous-officiers bien formés, un rôle essentiel revient aux capitaines (les déboires et désordres de l’armée russe s’expliquent beaucoup, si l’on en croit les experts, par l’absence de ces échelons intermédiaires). Le corps diplomatique aussi est une armée : notre armée de la paix, complémentaire de l’autre.
En lieu et place de missions diplomatiques, on aura des courants d’air. Au lieu d’informer, on prendra le vent (parisien, s’entend…). Au lieu d’influer, on se contentera de transmettre. Au lieu de rayonner, on parlera (mal) anglais par facilité et pour faire comme tout le monde. En oubliant que la francophonie est, avec la défense nucléaire et le siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, ce qui fait que la France est encore une puissance qui compte dans le concert des nations. Bref, d’interlocuteur ouvert aux réalités du pays de résidence, initié si possible à sa langue et toujours à sa culture, l’ambassadeur de demain sera perçu comme un simple solliciteur. Car, pour faire ce métier, il faut mentalement replacer le pays où l’on sert au centre du monde, ainsi qu’il se voit lui-même, et comprendre de cette façon ses intérêts, ses alliances, ses inimitiés, ses angoisses existentielles. Il faut donner le sentiment, non en apparence mais en véracité, que la France peut aussi lui apporter quelque chose. Il faut au diplomate s’investir en s’appuyant sur toutes ses expériences antérieures. Il faudrait, s’il venait du privé, qu’il se convainque que sa réussite ne peut se résumer à remplir des objectifs de productivité. Il y a une part d’immatériel dans l’influence et le rayonnement d’un pays et c’est souvent ce qui fait sa plus grande force. Faire de la France le seul pays à ne plus disposer d’un corps diplomatique de carrière ne l’y aidera pas.
Il y a plus grave : la réforme envisagée risque rapidement de verser dans le « spoil system » américain où l’on n’est pas au service de la Nation, mais du gouvernement en place. Notre conception du service public nous mettait jusqu’alors à l’abri de sa politisation et des copinages. La diplomatie américaine peut, certes, sans recul aucun, manier la carotte et le bâton, souvent apte à initier des guerres mais impuissante à les finir… La France n’a ni cette philosophie ni ces moyens. Mais son message est de dire et de penser que chaque nation est indispensable au monde. Une vie diplomatique vous en persuade. Il n’est pas sûr qu’un « intermittent » s’en pénètre assez pour en convaincre les autres.
Henry Cuny
Ancien ambassadeur, écrivain
Article paru dans « Europe & Orient » n°35, 12/2022