Par Alexandre Armen Couyoumdjian
L’Arménie doit-elle choisir entre sa souveraineté et sa sécurité ? Voilà l’impasse dans laquelle certains semblent vouloir condamner le peuple arménien, puisque « mieux vaut survivre sous le joug de Moscou que mourir du panturquisme ». Il n’y aurait qu’à consulter une carte pour réaliser que nous sommes cernés d’ennemis dont seule notre allégeance à la Russie pourrait nous protéger.
A l’épreuve des faits, cette opinion a souvent été démentie et son incantation a profondément affaibli la capacité des Arméniens à penser leur destin par et pour eux-mêmes. Être tenaillé entre la Turquie et l’Azerbaïdjan fait-il pour autant de la Russie un allié ? Et si alliance il y a, est-elle suffisamment fiable pour garantir la sécurité de l’Arménie, au point de renoncer à anticiper l’hypothèse de sa défaillance ? Autant de questionnements qu’il convient d’aborder au risque de soulever quelques tabous qui hantent les relations russo-arméniennes.
Le premier d’entre eux est l’arbitrage récurrent du Kremlin en faveur de l’Azerbaïdjan. Lui seront offert au début du XXe siècle le Nakhitchevan et le Karabagh et Gorbatchev refusera à ce dernier Oblast son droit constitutionnel d’être rattaché à la République soviétique d’Arménie, refus agrémenté de la très violente opération Anneau. Eltsine viendra au secours de l’Azerbaïdjan pour stopper la victoire militaire arménienne en 1994 et Poutine lui donnera son accord pour reconquérir l’Artsakh en 2020. Bakou ne sera jamais puni pour son refus de rejoindre l’OTSC et Moscou lui vendra des armes destinées à menacer la république d’Arménie, pourtant membre de l’OTSC. On a connu des accords de défense plus fiables.
L’importance géostratégique de ce pays, riche en gaz et hydrocarbure, en fait un acteur incontournable au Sud-Caucase et un partenaire qualifié de « stratégique » pour le Kremlin. De quoi faire pencher la balance en sa faveur, au détriment d’une Arménie, allié également « stratégique » mais qui n’a que sa fidélité indéfectible à offrir. Ce partenariat prendra une dimension plus importante encore depuis la guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan devenant une plaque tournante du contournement des sanctions occidentales via la Turquie.
En bonne intelligence avec Bakou, Moscou ne cache plus son soutien à la création d’un corridor au Syunik, espérant en devenir le gardien et y contrôler trafics en tous genres le long de la frontière arménienne avec l’Iran, tant sur les axes est-ouest que nord-sud. Comme le claironnait le président biélorusse Loukachenko lors d’une réunion de l’OTSC au cours de laquelle l’Arménie se voyait refuser l’assistance militaire qu’elle sollicitait suite à l’invasion de son territoire par l’armée azerbaïdjanaise en septembre 2021, « Ilham Alyev est notre homme » !
Le second tabou est la dangereuse instabilité de cette Russie qui s’est effondrée deux fois au XXe siècle, lors de la révolution de 1917 puis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, en abandonnant sans préavis son statut de « protecteur » des Arméniens, les exposant à des menaces existentielles et pertes territoriales, sans parler de son aventurisme militaire en Ukraine qui l’a rendue incapable de s’opposer au blocus de l’Artsakh pendant dix mois comme à son nettoyage ethnique, si tant est qu’elle en eût l’intention.
Instabilité aggravée d’ambivalence inhérente au statut de protectorat, puisque prenant à revers la politique tsariste, Lénine armera et pourvoira d’or Atatürk dans son combat contre les pays de l’Entente qui œuvraient pourtant à la création d’une Arménie sur le territoire anatolien, tout comme le Bolchévique conviendra avec l’Unioniste du déclenchement de la guerre contre la première République d’Arménie en 1920 pour mieux assurer sa soviétisation.
Sur le théâtre de la guerre en Syrie, intérêts russes et turcs se conjugueront de nouveau sur fond d’émancipation du camp occidental. Poutine sauvera Erdogan du coup d’Etat de juillet 2016 et lui pardonnera vite le soukhoï abattu par un F16 turc en 2015 comme l’assassinat de son ambassadeur à Ankara en 2016. Un rapprochement qui sera scellé par l’achat d’un système de défense sol-air S 400 russe par la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, et la construction par Rosatom d’une centrale nucléaire voulue par Erdogan, intronisé arbitre des élégances du conflit entre l’Ukraine et la Russie.
Mais le troisième des tabous est probablement le plus inquiétant. L’absence de projet politique arménien associé à cette union avec la Russie. Que voulons-nous devenir sous ce bouclier fragile et imprévisible qui écrase toute velléité de souveraineté arménienne ?
Moscou a besoin d’une Arménie faible, divisée et menacée pour l’obliger à ne voir son salut qu’à travers l’empire russe reconstitué, au sein d’une Union que la Biélorussie de Loukachenko a déjà rejointe et à la porte de laquelle frappent les forces de l’ancien régime. La Russie n’a pas ménagé sa peine pour faire échouer la résolution de la question du Karabagh par la voie diplomatique, l’absence de solution étant la meilleure solution pour maintenir son emprise sur la région. En avançant son pion Kotcharian pour forcer Ter Petrossian à démissionner alors qu’il avait trouvé un accord de paix avec l’Azerbaïdjan préservant l’intégrité de l’Artsakh ou par la tuerie au Parlement le 27 octobre 1999, pour briser le projet d’union nationale né de l’alliance entre Vazken Sarkissian et Karen Demirdjian.
N’est-il pas temps pour l’Arménie de sortir de cette impasse mortifère dans laquelle tant d’intérêts conjugués voudraient la maintenir, et, principe de réalité faisant foi, d’admettre que sa sécurité passe par sa souveraineté ?
C’est le chemin qu’a décidé de prendre le gouvernement arménien, choix exigeant et courageux dans un contexte international menaçant qui oblige à penser et choisir ses alliés parmi ceux qui ont intérêt au respect de l’intégralité territoriale de l’Arménie, à rechercher la paix avec ses voisins tout en sachant préparer la guerre sans dépendre du soutien militaire d’un seul pays, surtout s’il partage les mêmes objectifs que nos agresseurs. C’est un choix qui nous invite à intérioriser nos colères et nos faiblesses du moment pour les transformer en forces du lendemain et concentrer toutes nos énergies à la construction et la pérennisation d’un Etat souverain, unique réponse au panturquisme.
Et c’est ce chemin dont voudraient le détourner les forces de l’ancien régime désormais incarnées par Mgr Bakrat Galastanyan, sans être en mesure de proposer une quelconque alternative. L’inanité programmatique, la démagogie et les slogans creux sont bien la marque de fabrique de ce mouvement conduit par l’Archevêque du Tavouch qui, à lire le respectueux The Armenian Mirror-Spectator, n’a pas laissé que de bons souvenirs dans son ancien Diocèse au Canada (sans compter le trou d’un million de dollars dans la caisse…). Plus grave, il s’improvise ingénieur du chaos en faisant fi du respect des institutions comme du vote des électeurs, pour exiger « dans l’heure » la démission de Nikol Pachinian et lui prendre sa place avec la bénédiction du Catholicos…, au risque de provoquer une guerre civile dont Bakou et Moscou sauront faire bon usage.
Est-il sérieux d’accuser le gouvernement arménien de trahison suite à la rétrocession à l’Azerbaïdjan de quatre villages au Tavouch qui n’étaient pas arméniens avant 1991, alors qu’il a imposé en contrepartie la déclaration d’Alma-Ata comme principe directeur de la démarcation des frontières, accord globalement favorable à l’Arménie alors que le rapport de force lui est défavorable ?
L’essoufflement de ce mouvement qui se dessinerait témoigne que majoritairement, le peuple arménien attend des réponses réalistes aux enjeux qui le concernent. Il a pris conscience que la sécurité de l’Arménie dépendait de sa souveraineté et refuse d’être condamné au statut de variable d’ajustement de la Russie. Les Arméniens mesurent le risque de laisser Moscou prendre le contrôle d’un corridor au Syunik- au statut juridique incertain mais déjà distinct de celui du territoire arménien souverain– ce qui reviendrait à terme, voire très court terme, à accepter que l’Azerbaïdjan en prenne possession de jure.
Certains en Diaspora seraient bien inspirés de respecter le choix courageux et souverain de l’Arménie de s’engager sur le chemin de la souveraineté, plutôt que de vanter, urbi et orbi, le mérite de leurs liaisons dangereuses avec la Russie dans l’espoir à peine dissimulé de faire douter l’Occident de son soutien, pourtant décisif, à l’intégrité territoriale de l’Arménie.