Arrestation pour Poutine… bénédiction pour Erdoğan…

par | 5 Juin 2023 | Analyses

source : Artı Gerçek, 5 juin 2023

Ceux qui ont obtenu de la Cour pénale internationale qu’elle émette un mandat d’arrêt contre le président russe sont rentrés dans le rang devant Erdogan, qui a remporté les élections…

Je venais d’envoyer à Artı Gerçek mon article intitulé « Recommençons, mais d’abord avec une sérieuse autocritique », que j’ai écrit la semaine dernière après l’annonce des résultats du second tour de l’élection présidentielle, lorsque les rues et les places de la commune de Schaerbeek à Bruxelles, où nous vivons depuis des années, se sont mises à trembler sous les coups de klaxon de voitures arborant des drapeaux turcs, des fanions de l’AKP et du MHP et des affiches d’Erdoğan.

Dans les quartiers où se concentraient les commerçants turcs, les feux d’artifice et les fumigènes colorés empêchaient de voir autre chose que les slogans à la gloire de Reis et les sons du takbir.

Les citoyens turcs vivant en Belgique, où se trouvent les capitales de l’Union européenne et de l’OTAN, fêtaient la victoire électorale d’Erdoğan, qu’ils ont soutenu avec 74,7 % des voix contre 25,3 % pour Kılıçdaroğlu au second tour.

Bruxelles avait connu les mêmes débordements il y a deux semaines lors de l’annonce des résultats des élections législatives. De plus, certains groupes de partisans de l’AKP et du MHP étaient allés encore plus loin en tentant d’attaquer le centre local du CHP dans la même municipalité.

Lors de cette élection, l’AKP a obtenu 54,97 % des voix en Belgique, le MHP 14,21 %, le CHP 14,65 % et son camarade İYİP 2,78 %.
Comme en Turquie, les taux de vote des partis de gauche en Belgique ont été loin de ce qui était attendu…. Alors que le HDP, qui a participé aux élections de 2018 en tant que seul parti de gauche, a obtenu 9,6 % des voix en Belgique, YSP, TİP, SOL, TKP, HKP et TKH, qui ont participé aux élections de 2023 avec différentes listes, ont obtenu respectivement 5,98 %, 1,59 %, 0,08 %, 0,05 %, 0,05 %, 0,05 % et 0,02 % des voix.

Recep Tayyip Erdoğan a exprimé sa gratitude pour le soutien que les électeurs turcs vivant en Belgique lui ont apporté, ainsi qu’à l’AKP et au MHP, lors des deux tours, en nommant Mahinur Özdemir Göktaş, une Turque belge, au poste de ministre de la Famille et des Services sociaux au sein de son tout nouveau gouvernement, après avoir prêté serment.

Qui est Mahinur Göktas ?

Avant de se marier et de prendre le nom de famille Göktaş, Mahinur Özdemir a été élue membre de l’Assemblée régionale de Bruxelles sur la liste du parti chrétien CDH lors des élections régionales du 24 juin 2009 en Belgique, devenant ainsi la première membre voilée du corps législatif belge. Le Premier ministre turc Erdoğan, qui avait assisté à son somptueux mariage au pavillon Hidiv d’Istanbul le 30 novembre 2010 avec toute la famille, l’avait déclarée sa « fille spirituelle ». Dans sa vie politique en Belgique, Mahinur Özdemir a toujours été sur la ligne du despote islamiste turc, et non sur celle de son propre parti. Elle l’a clairement montré en 2015 en s’opposant à la reconnaissance du génocide arménien au parlement belge et a été exclue du CDH, dont elle était membre, non pas parce qu’elle continuait à porter un hijab, mais en raison de son négationnisme en matière de génocide.

Ne pouvant être candidat d’aucun parti aux élections suivantes, le 12 septembre 2019, elle est nommé ambassadeur de la République de Turquie en Algérie sur instruction d’Erdoğan lui-même.

Hier, alors que les médias partisans belges annonçaient avec joie que Mahinur Özdemir Göktaş était devenue ministre du gouvernement turc, le même jour, ils partageaient avec tristesse la nouvelle du décès de Fuat Tanlay, ambassadeur de Turquie à Bruxelles entre 2005 et 2009. Depuis 1974, date de notre arrivée en Belgique en tant qu’exilés politiques, les pressions et les menaces de l’ambassade de Turquie et de ses institutions affiliées contre nos personnes et les organisations que nous avions fondées et dirigées s’étaient intensifiées, surtout pendant le mandat de Tanlay, et avec l’intervention d’organisations de défense des droits de l’homme et de politiciens démocrates, l’État belge a dû nous placer sous protection rapprochée.

L’hypocrisie des États-Unis et des pays de l’UE concernant Erdoğan…

Les nouvelles concernant les deux ambassadeurs de l’État turc, ainsi que les nouvelles concernant les brillantes cérémonies de couronnement du président réélu Recep Tayyip Erdoğan, tant au Parlement turc qu’au palais présidentiel, ont encore alimenté mes inquiétudes quant à l’hypocrisie des États-Unis et des États membres de l’UE en ce qui concerne la protection des droits de l’homme.

Tout d’abord, comme exemple d’opportunisme, les chefs d’État et de gouvernement des pays qui avaient pris leurs distances avec Erdoğan depuis un certain temps, dès que le résultat du second tour a été connu, ont commencé à envoyer des messages de félicitations à Erdoğan, en concurrence les uns avec les autres…

Le fait que 21 chefs d’État et 13 premiers ministres, ainsi que le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, aient assisté à la cérémonie du jubilé au Külliye était une nouvelle indication que, dans la nouvelle ère de la guerre froide, Erdoğan bénéficierait de toutes les concessions possibles pour inclure la Suède ainsi que la Finlande dans l’alliance militaire.

Il n’est pas surprenant que le Premier ministre hongrois Orban, qui a déclaré que les Hongrois, comme les Turcs, sont des « descendants d’Attila le Hun » et qui a fait entrer son pays dans l’Organisation des États turcs, ait déclaré : « J’ai non seulement souhaité bonne chance à Erdogan, mais j’ai aussi beaucoup prié ».

Le président des affaires religieuses Ali Erbaş récitant une prière, le président vénézuélien Nicolas Maduro se joignant à la prière en ouvrant les mains, le président azerbaïdjanais Aliyev étant assis au premier rang et proche d’Erdoğan, et le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan étant assis derrière lui au deuxième rang sont quelques-unes des images qui ne seront pas facilement oubliées.

En regardant ces images, je n’ai pas pu m’empêcher de me rappeler les différents processus suivis dans deux procès successifs, l’un contre le président turc Recep T. Erdoğan et l’autre contre le président russe Vladimir Poutine, dans le cadre du nouveau processus de guerre froide mené par les États-Unis et entièrement soutenu par l’UE.

Oui, le 1er mars dernier, la Cour pénale internationale de La Haye a ouvert une enquête, d’abord contre les responsables du terrorisme d’État en Turquie, dont Recep T. Erdoğan, puis, le 17 mars, contre Vladimir Poutine pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre.

La Cour pénale internationale, créée le 1er juillet 2002 en vertu d’une résolution adoptée lors d’une réunion des Nations Unies à Rome en 1998 et ayant commencé ses travaux le 11 mars 2003, est une institution ayant pleine compétence pour juger et condamner les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide et les crimes d’agression…

L’affaire est portée conjointement par le Tribunal pour la Turquie, les juges européens pour la démocratie et les libertés (MEDEL) et le cabinet d’avocats belge VSA, qui ont déclaré le régime d’Ankara responsable de torture, d’extermination, de violations de la liberté de la presse, d’impunité, d’atteintes à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à l’accès à la justice, et de crimes contre l’humanité, à Genève le 24 septembre 2021.

La CPI lance un mandat d’arrêt contre Poutine. Qu’en est-il d’Erdogan ?

La requête adressée à la Cour comprenait 463 déclarations individuelles de torture concernant 800 personnes identifiées ou identifiables. Les preuves fournies par l’Association turque des droits de l’homme montrent également que l’organisation a reçu en moyenne 1 460 plaintes de torture par an au cours de la période 2003-2021 et que la torture systématique s’est poursuivie en 2022. La même requête a documenté 109 cas de disparitions forcées externes et internes.

A la demande des organisations plaignantes, en tant que journaliste ayant fait l’objet de menaces et d’attaques de la part de l’ambassade de Turquie et de ses institutions subordonnées pendant des années en exil, j’ai envoyé un message vidéo, qui a été projeté lors de la conférence de presse :

« Malheureusement, les procès intentés devant les tribunaux turcs pour violation des droits ne donnent pas de résultats… Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ne sont même pas pris en considération par l’État turc… Les victimes de la répression sont toujours détenues dans des prisons. C’est pourquoi je pense que cette affaire devant la Cour pénale internationale est tout à fait appropriée… Et j’espère qu’elle contribuera grandement à la démocratisation de la Turquie ».

Si les récentes élections en Turquie avaient abouti à l’effondrement de la dictature AKP-MHP, il aurait peut-être été possible de demander aux organes législatifs et judiciaires turcs de rendre compte de toutes les violations des droits… Puisque cela n’est pas possible, la CPI de La Haye doit rendre un jugement équitable dans cette affaire et demander des comptes à tous les responsables, en particulier Recep T. Erdoğan.

Peut-être en prévision d’un changement de gouvernement lors des dernières élections, l’affaire concernant la Turquie n’a pas évolué jusqu’à présent.

En revanche, dès l’ouverture du procès contre la Russie, la Cour pénale internationale a émis le 17 mars 2023 des mandats d’arrêt contre le président Vladimir Poutine et la commissaire aux droits de l’enfant, Mariya Lvova-Belova, pour crimes de guerre. La décision de la CPI stipule que Poutine sera arrêté et transféré à La Haye s’il pose le pied dans l’un des 123 États membres de la Cour. Qu’en est-il de Recep T. Erdoğan, responsable du terrorisme d’État en Turquie ?

La CPI pourra-t-elle délivrer des mandats d’arrêt contre Erdoğan et d’autres terroristes d’État s’ils se rendent dans l’un des 123 États membres ? Même si elle le fait, pourra-t-elle obtenir des États-Unis et des États membres de l’UE qu’ils l’appliquent ?

Il ne fait aucun doute qu’Erdoğan, qui a été félicité par tous les chefs d’État et de gouvernement sans exception dès l’annonce des résultats de l’élection, et qui a reçu la bénédiction des personnes présentes et présentes à la cérémonie du jubilé à Külliye, continuera à se rendre dans toutes les capitales européennes, notamment à Bruxelles, en tant que chef d’État d’un pays membre de l’OTAN et du Conseil de l’Europe et candidat à l’adhésion à l’Union européenne, même si une telle décision est prise à son encontre…

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui s’est rendu à la porte d’Erdogan pour participer à la cérémonie de l’installation à la présidence, a annoncé que l’adhésion de la Suède à l’OTAN serait de nouveau à l’ordre du jour le 12 juin, après leur rencontre en tête-à-tête d’hier au palais de Dolmabahçe. Tout est indexé sur le sommet de l’OTAN qui se tiendra les 11 et 12 juillet 2023 à Vilnius, la capitale de la Lituanie, où Erdoğan sera sans doute accueilli en grande pompe…

Face à la dictature d’Erdogan, qui s’est assuré cinq années supplémentaires de pouvoir en Turquie avec ses racistes, ses oummahistes et toute l’extrême droite, et qui s’est ainsi assuré la tolérance, sinon le soutien total, des Etats membres de l’UE et de l’OTAN, l’ensemble de l’opposition doit se remettre au plus vite du choc des défaites du 14 et du 28 mai. Etant donné que les élections locales de 2024 sont dans un an, ils doivent convoquer leurs représentants sans perdre de temps et faire une sérieuse autocritique et, si nécessaire, renouveler leur personnel de direction…

L’avertissement et l’appel lancés la semaine dernière par Selahattin Demirtaş, le président honoraire du HDP, sur cette question doivent être pris en considération par toutes les composantes du mouvement de gauche.

Les alliances de l’opposition pour toutes les élections à venir ne doivent pas commettre l’erreur de faire des compromis idéologiques afin d’obtenir le soutien de l’extrême droite mécontente et de se présenter devant les électeurs de gauche avec des listes différentes.

Alors qu’un mandat d’arrêt est lancé contre Poutine et qu’Erdogan se fait choyer dans son palais à Ankara, il est indispensable que l’opposition se débrouille seule, sans trop compter sur le soutien de la communauté internationale…

* Traduction du turc par Jean Sirapian