Le maintien au pouvoir est un défi pour toute élite dirigeante. Certains régimes tentent de manipuler les systèmes démocratiques, qui, à l’ère moderne, ne ressemblent guère aux idéaux envisagés par les Grecs de l’Antiquité.
Le jeu des dirigeants s’étend de la répression classique à la manipulation psychologique pure et simple. Des familles entières sont restées au pouvoir pendant des décennies, notamment les Aliev d’Azerbaïdjan. Haidar Aliev, chef du KGB à Bakou dans les années 1960, a été remplacé par son fils Ilham, qui est le dirigeant absolu du pays depuis le début des années 2000 et qui a ensuite nommé sa femme vice-présidente de l’Azerbaïdjan. Ilham Aliev a été nommé « personnalité corrompue de l’année » pour avoir détourné des milliards de dollars de recettes d’hydrocarbures au profit de sa famille et de ses proches. Une telle situation ne peut perdurer sans un contrôle strict de la société et sans répression. La censure en Azerbaïdjan est absolue, sauf lorsqu’il s’agit de dénoncer tout ce qui est arménien.
Alexandre Loukachenko, au Belarus, est au pouvoir sans discontinuer depuis plus de trente ans, et certains le considèrent comme le dernier dictateur d’Europe. Le Turkménistan ressemble à l’Azerbaïdjan, avec son leadership dynastique qui a commencé avec Gurbanguly Berdimuhamedov en 2006, suivi par son fils, Serdar, le dirigeant actuel. Le Turkménistan a été gouverné comme un État à parti unique, le président détenant le pouvoir absolu. Les Berdimuhamedov ont cultivé un culte de la personnalité, marqué par des statues, des monuments et d’autres hommages à leur leadership.
Depuis l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, l’Arménie a connu toute une série de bons et de mauvais dirigeants, en fonction de leur association avec les oligarques du pays. En 2018, Nikol Pashinyan a accédé au pouvoir sur la base d’un programme de lutte contre la corruption. Cependant, son ascension a été, de son propre aveu, principalement encouragée par des ONG occidentales. En tant que Premier ministre, Pashinyan a pris des décisions cruciales qui ont affaibli les structures sécuritaires, judiciaires et militaires de l’Arménie, tout en tentant d’éloigner le pays de la Russie. Sous sa direction, l’Arménie a perdu le Haut-Karabakh au profit de l’Azerbaïdjan, mais il a été réélu immédiatement après la guerre et a continué à s’engager auprès des politiciens et des intérêts occidentaux. Depuis son arrivée au pouvoir, en particulier après la perte du Haut-Karabakh, M. Pashinyan a augmenté les forces de police – selon un rapport de l’OSCE du 27 décembre 2021 – pour atteindre près de 30 000 personnes. En revanche, l’armée arménienne compte actuellement environ 57 500 membres actifs.
La marginalisation des élites
Depuis 1991, les personnes les plus compétentes et les plus brillantes, généralement considérées comme faisant partie de la classe dirigeante arménienne, ont été marginalisées et ignorées et n’ont jamais acquis suffisamment d’influence pour remettre en question le régime en place. Si cette situation peut profiter à ceux qui cherchent à rester au pouvoir, elle va à l’encontre des intérêts de l’État, en particulier lorsqu’une expertise alternative est nécessaire pour faire face à des menaces existentielles.
Historiquement, il est rare qu’un dirigeant d’un pays ayant perdu une guerre ne démissionne pas unilatéralement. Il est encore plus rare qu’un tel dirigeant conserve un soutien populaire. La situation ne peut qu’empirer si le dirigeant se livre à un dénigrement national, ce qui peut s’expliquer par l’une ou l’autre des hypothèses suivantes :
(1) apaiser activement ses ennemis ou son protecteur ou
(2) faire preuve d’une ignorance et d’une incompétence flagrantes.
Un acte d’embarras national s’est produit au Parlement arménien le 14 novembre 2024. En dénigrant son peuple, M. Pashinyan compromet non seulement les négociations en cours ou à venir, mais il est également observé au niveau international. En effet, l’une des fonctions essentielles d’un premier ministre est d’agir en tant que diplomate en chef, en dialoguant avec les dirigeants étrangers, les gouvernements et les organisations internationales afin de promouvoir les intérêts de son pays, de négocier des traités et des accords, et d’entretenir des relations. Si Pashinyan et son parti au pouvoir sont des idiots utiles aux yeux des ennemis de l’Arménie, la Turquie et l’Azerbaïdjan, les observateurs tiers pourront conclure en toute confiance que l’Arménie a des dirigeants douteux et que la population arménienne ne réagit guère. M. Pashinyan et les membres de son parti font régulièrement de telles déclarations, mais la dernière en date de M. Pashinyan, le 14 novembre, est exceptionnellement flagrante. Quelle que soit l’hypothèse retenue, la déclaration de M. Pashinyan nuit à la perception qu’ont les Arméniens d’eux-mêmes. Le 14 novembre 2024, Pashinyan a fait une déclaration au Parlement arménien, dont une partie est traduite comme suit :
« Si nous vivons à Dilijan [une ville d’Arménie] et que nous prétendons être originaires de Van [une ville à majorité arménienne située dans l’est de la Turquie, où il n’y a plus d’Arméniens aujourd’hui], nous perdons Dilijan de cette manière. Cela ouvre la voie à des revendications selon lesquelles nous ne sommes pas natifs, qu’il s’agit d’anciennes villes turques ou azerbaïdjanaises. De cette manière, nous perdons notre statut d’Etat ». Le texte entre parenthèses est de moi.
M. Pashinyan a fait cette déclaration sans contestation ni obligation de rendre des comptes et avec peu d’impact sur la société. Il y a eu quelques rires lorsqu’il a dû admettre qu’il était originaire de la ville d’Ijevan, en Arménie. La déclaration de M. Pashinyan n’est pas seulement une fausse dichotomie, mais chacune de ses parties est également inexacte.
Pashinyan voudrait nous faire croire à tort que la ville de Dilijan ne pourrait être considérée comme une ville arménienne que si ses habitants renonçaient à toute lignée d’autres origines géographiques. Pashinyan rejette le concept universel de citoyenneté. Tout cela est absurde. Dilijan serait toujours considérée comme une ville arménienne, même si tous les habitants revendiquaient une lignée de survivants du génocide arménien ou de fermiers du paléolithique.
Pashinyan nous incite à supposer à tort que Dilijan n’était peut-être pas une ville arménienne avant le génocide turc des Arméniens en 1915. Il tire ensuite une conclusion erronée en affirmant que, sur la base de son argument concernant la lignée des survivants du génocide – comme le montre sa liste de villes peuplées d’Arméniens dans l’est de la Turquie -, l’Arménie pourrait être menacée de perdre son statut d’État.
Les hypothèses dichotomiques de M. Pashinyan sont fausses et sa conclusion est un non sequitur : pour que l’Arménie conserve son statut d’État, ses résidents ne doivent pas avoir ou admettre d’autres origines géographiques, en particulier à l’ouest de la frontière arménienne.
L’Arménie a créé un environnement où la répression et la censure du régime ont été remplacées par l’absence d’une classe dirigeante critique et d’une société dépourvue de tout moyen de protestation efficace. Les régimes autoritaires envieraient ce que l’Arménie semble avoir réalisé. Cette situation a permis à tous les régimes arméniens depuis 1991 de fonctionner avec peu ou pas de responsabilité.
Source :
https://keghart.org/davidian-leadership-crisis-armenia/
Traduit de l’anglais par Jean Dorian