L’hymne national turc, appelé « İstiklâl Marşı » (en turc « La marche d’indépendance »), a été inspiré d’un poème écrit par Mehmet Akif Ersoy en 1921. Il est composé de dix couplets, mais seulement les deux premiers couplets sont récités quand on chante l’hymne national de la Turquie.
Or quand l’observateur lit la suite du poème, il est étonné de voir comment la civilisation occidentale y est commentée. En effet dans la quatrième strophe on lit :
Si un mur d’acier blindé entoure l’horizon,
Ma poitrine pleine de foi est comme une fortification.
Tu es puissant, n’aie pas peur ! Comment peut-il étouffer une telle foi,
Le monstre édenté que l’on appelle « civilisation » ?
Cette strophe utilise une métaphore poétique pour exprimer l’idée que la civilisation occidentale, symbolisée par un « monstre qui n’a qu’une dent », est destinée à être détruite et remplacée par une nouvelle ère où les Turcs seront libres et indépendants. Elle évoque également le courage et la détermination du peuple turc à se battre pour sa patrie, même dans les moments difficiles.
Il convient de noter que cette strophe a été écrite dans le contexte de la guerre d’indépendance turque, lorsque la Turquie cherchait à se libérer des influences étrangères et à construire un État-nation moderne. Elle reflète donc les sentiments et les aspirations de cette époque spécifique de l’histoire turque.
Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie, était un homme qui prônait la modernisation et le rapprochement avec l’Europe. Il a entrepris de vastes réformes politiques, sociales et culturelles pour moderniser la Turquie et la distancer des traditions conservatrices de l’Empire ottoman. Atatürk lui-même n’a pas écrit les paroles de l’hymne national, mais il a néanmoins reconnu et adopté cet hymne en tant que symbole de l’indépendance et de l’unité nationale de la Turquie.
Lorsque la République de Turquie a été fondée en 1923, Atatürk avait une vision claire de la construction d’une identité nationale turque forte et d’une société moderne en effaçant le minorités. Cela impliquait la promotion de la langue turque, de la culture turque et de l’histoire turque, tout en cherchant à se détacher des influences étrangères. L’hymne national, avec ses paroles patriotiques et son évocation de l’indépendance, correspondait à cette vision.
Mais ce rejet de la civilisation occidentale n’est-il pas en contradiction avec la vision kemaliste de la société turque ? N’a-t-il pas influencé indirectement l’islamisme turc dont la montée date des années 1950 ? Il est vrai que la Turquie a connu des changements politiques importants au cours des dernières décennies, notamment avec l’ascension de Recep Tayyip Erdoğan et de son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement). L’AKP est souvent associé à des idées conservatrices et à une réaffirmation de l’identité islamique en Turquie.
Et que dire du poème de Ziya Gökalp, (le théoricien du panturkisme, avec Moïse Cohen) ? Le 12 juillet 2011, devant le groupe parlementaire de son parti, l’AKP, Recep Tayyip Erdoğan répondait aux critiques portant sur son programme de gouvernement. Il en a profité pour déclamer une nouvelle fois, en public et devant les caméras, le fameux poème de Ziya Gökalp, pour lequel il avait été condamné à dix mois de prison en 1998 :
« Les minarets sont nos baïonnettes,
les coupoles sont nos casques,
les mosquées nos casernes,
et les croyants sont nos soldats ».
Les députés de l’AKP avaient accueilli l’allocution du Premier ministre par une ovation debout.
La civilisation : un monstre édenté ?
Dans ces conditions, l’Occident (en gros les États-Unis et l’Europe), peut-il considérer la Turquie comme un allié fiable ? Quand on voit qu’une personne, sensée de représenter l’Union européenne considère l’Azerbaïdjan comme « un allié fiable », alors que son président autocrate proclame publiquement sa filiation avec la Turquie à travers la devise : « Nous sommes deux États, mais un seul peuple », on est en droit de se poser la question.
L’Occident et notamment l’Union européenne fanfaronnent avec leurs « valeurs » à géométrie variable, mais n’hésitent pas à les piétiner pour du pétrole ou du gaz, qui pèsent toujours plus lourd que le sang des peuples opprimés et sacrifiés (pour paraphraser Winston Churchill).
Finalement Mehmet Akif Ersoy n’aurait-il pas raison quand il présenta l’Occident comme « un monstre édenté » dans son poème ?