Source : The Armenian Mirror Spectator, 1er juin 2023
Les élections présidentielles et législatives en Turquie étaient peut-être les événements politiques les plus attendus de 2023. Les hommes politiques, les experts et les universitaires avaient le sentiment que le règne d’Erdogan, qui dure depuis 21 ans, pourrait prendre fin. Compte tenu de la transition de l’ordre mondial, de la confrontation entre la Russie et l’Occident et du rôle prépondérant de la Turquie dans l’équilibre des pouvoirs dans de multiples régions allant du Moyen-Orient à l’Asie centrale et à la Méditerranée orientale, les choix de politique étrangère de la Turquie sont de la plus haute importance pour tous les acteurs mondiaux.
Les efforts d’Erdogan pour sortir la Turquie de son rôle habituel de partenaire junior des États-Unis et transformer le pays en un acteur régional indépendant ont considérablement détérioré les relations entre la Turquie et l’Occident. Le soutien des États-Unis aux forces kurdes dans le nord-est de la Syrie, l’achat de systèmes de défense aérienne russes S-400, les soupçons en Turquie quant à l’implication potentielle des États-Unis dans la tentative de coup d’État militaire raté de juillet 2016, le rejet de la demande d’extradition de Fethullah Gülen présentée par la Turquie et la réticence de la Turquie à accepter l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande ont amené les relations entre les États-Unis et la Turquie à leur point le plus bas depuis la fin de la guerre froide. La position de la Turquie sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’a pas non plus satisfait pleinement les Américains. La Turquie soutient l’Ukraine économiquement et militairement, mais elle rejette les appels à réduire ses relations économiques avec la Russie, tout en jouant un rôle crucial dans l’organisation des exportations vers la Russie.
Le soutien de la Russie à Erdogan
L’autoritarisme croissant en Turquie a ajouté une couche supplémentaire aux élections turques. De nombreux Occidentaux ont considéré la défaite potentielle d’Erdogan comme un signal pour d’autres hommes forts dans le monde que l’autoritarisme pouvait être vaincu. Alors que l’Occident collectif cherche de plus en plus à dépeindre la géopolitique du XXIe siècle comme une lutte entre la démocratie et l’autocratie, beaucoup espéraient que la défaite de l’autoritaire Erdogan changerait la tendance à l’affirmation et au succès des régimes autoritaires. D’une manière générale, l’Occident avait l’impression que la défaite d’Erdogan serait bénéfique pour les États-Unis et l’Union européenne, tandis que sa victoire profiterait à la Russie. La Russie a alimenté cet état d’esprit en prenant des mesures claires pour soutenir Erdogan avant les élections, notamment en acceptant de reporter les paiements turcs pour le gaz naturel russe et en proposant d’établir une plate-forme gazière en Turquie.
Outre la géopolitique et la lutte entre la démocratie et l’autocratie, l’économie a également joué un rôle important dans les élections turques. La politique économique du président Erdogan a entraîné un taux d’inflation très élevé en Turquie, ce qui a nui à la classe moyenne turque émergente. Le tremblement de terre dévastateur de février 2023 a révélé de nombreux problèmes dans le secteur de la construction en Turquie, notamment l’absence de contrôle des normes et la corruption endémique.
Tous les ingrédients semblaient donc réunis pour vaincre l’homme fort de la Turquie, d’autant plus que l’opposition est parvenue à unir ses forces en rassemblant les kémalistes, une partie des nationalistes et d’anciens alliés d’Erdogan sous un même parapluie. Avant les élections, beaucoup étaient convaincus qu’Erdogan perdrait au moins le parlement tout en cherchant à conserver la présidence. La sagesse conventionnelle voulait qu’une défaite mette non seulement fin à la carrière politique d’Erdogan, mais mette également en danger la sécurité personnelle d’Erdogan et de son cercle rapproché. Certains analystes ont évoqué les perspectives de déstabilisation politique après les élections, estimant qu’Erdogan essaierait probablement de truquer les élections et que l’opposition ferait descendre des millions de manifestants dans la rue.
Cependant, la réalité s’est révélée bien différente. Erdogan est parvenu à remporter le parlement et à assurer sa présidence à l’issue du second tour des élections. Certes, Erdogan a obtenu environ 52 % des voix, ce qui témoigne de la profonde polarisation du pays. Cependant, l’opposition n’a pas rejeté les résultats des élections et il n’y a pas eu de manifestations.
La stratégie turque
Quelle sera la politique étrangère de la Turquie après les élections ? La Turquie poursuivra probablement sa stratégie actuelle d’équilibre entre la Russie et l’Occident, en cherchant à obtenir des avantages des deux côtés. La Turquie continuera à s’impliquer activement dans de nombreuses régions du monde, en essayant de renforcer sa présence et ses intérêts.
Toutefois, la Turquie a tout d’abord besoin d’une stabilisation économique. L’économie du pays est dans une situation très difficile et, immédiatement après la victoire d’Erdogan, la monnaie turque a commencé à baisser. L’inflation s’en trouvera encore renforcée, ce qui aura un impact négatif sur de larges pans de la population turque. Le président Erdogan pourrait accepter d’augmenter les taux d’intérêt et de revenir à une politique étrangère orthodoxe, mais il faut aller plus loin. La Turquie a besoin d’investissements étrangers et de prêts du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Cela pourrait obliger Erdogan à prendre des mesures pour améliorer ses relations avec l’Occident, et la question de l’adhésion de la Suède à l’OTAN pourrait être un test décisif pour évaluer tout changement dans la politique étrangère de la Turquie. Les États-Unis et les autres États membres de l’OTAN exigent que toutes les procédures soient finalisées avant le prochain sommet de l’OTAN à Vilnius, ce que la Turquie acceptera probablement.
En ce qui concerne le Caucase du Sud, la Turquie poursuivra sa stratégie actuelle visant à accroître progressivement sa présence et son influence aux dépens des Russes et des Iraniens. La Turquie ne prendra aucune mesure tangible en vue de la normalisation de ses relations avec l’Arménie tant qu’un traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne sera pas signé sur la base des conditions azerbaïdjanaises. Par ailleurs, dans une perspective à long terme, la Turquie n’abandonnera pas son projet d’avoir une frontière terrestre directe avec l’Azerbaïdjan en prenant tout ou partie des régions de Syunik ou de Vayots Dzor de l’Arménie.
* Traduction de l'anglais par Jean Dorian