2015 : quel rôle pour les médias arméniens ?
Par Varoujan SIRAPIAN,
Président-fondateur de l’Institut Tchobanian (Paris)
Directeur de la revue « Europe & Orient »
Discours prononcé à Aghavnadzor (Arménie), le 5 octobre 2012
Chers amis,
Je vais essayer dans les dix minutes de mon temps de parole vous parler des actions de l’Institut Tchobanian en France depuis sa fondation en 2004, de ses publications et particulièrement de la revue géopolitique « Europe & Orient ».
Mais auparavant je voudrais essayer de clarifier la notion de « médias arméniens »
Les médias arméniens : quel rôle ?
Aujourd’hui les medias ont, plus que jamais, une place importante dans la guerre de l’information ou de désinformation.
Que faut-il comprendre par les « medias arméniens » ? Des supports papier ou électronique crées et gérés par des Arméniens ? Ou des journaux, revues, magazines ou livres ne traitant que des sujets concernant les Arméniens ? Ou encore des outils au service de(s) Think Tank pour faire de la propagande ou de contre-propagande ? Quelques exemples :
Les médias identifiés
Si on prend des médias en Turquie aussi bien ceux qui sont proches des militaires que ceux proche du pouvoir islamiste on peut parler globalement d’un « média turc » détenus par des capitaux turcs et qui façonnent l’opinion en Turquie. De l’autre côté nous avons des médias arméniens, clairement identifiés, comme Jamanak, Marmara ou Agos en Turquie, et une cinquantaine à travers le monde avec une audience relativement limitée.
Les médias tout public
Mais si on prend des médias « grand public » dans des pays occidentaux, pour ne donner que trois exemples : l’hebdomadaire « Times » aux États-Unis, l’hebdomadaire « Le Nouvel Observateur » ou le quotidien « La Libération » en France, peut-on dire que ce sont des « médias juifs » ? Pourtant dans ces trois exemples, parmi une centaine, et qui ont une forte influence sur l’opinion publique, les capitaux sont détenus par des personnalités d’origine juive.
Médias militants
Dans le premier cas les médias étant clairement identifiés l’opinion exprimée est prévisible et s’adresse à un lectorat défini qui va chercher dans « son » journal, « les sujets qui l’intéressent » sur lesquels il a déjà son opinion. Ces médias ont peu d’influence sur le plan international et s’adressent plutôt à un lectorat interne.
Médias influenceurs (opinion maker)
Dans le deuxième cas 90 à 95% du contenu des médias seront des sujets grands publics sans grand intérêt. En revanche le message qu’on veut passer pour défendre une cause ou pour servir de relais pour un lobby ou encore pour déstabiliser une personne ou une institution sera dans les 5 à 10 %, noyé dans l’ensemble. Le lecteur aura ainsi le sentiment de recevoir une information « objectif » et sera d’autant plus convaincu que cela ne vient pas d’un défenseur identifié d’une cause, ou d’un militant, mais d’un spécialiste « neutre ». Nous pensons qu’aujourd’hui il manque aux Arméniens des medias grand public capable de passer des messages indirectes pour défendre notre cause ou déstabiliser l’adversaire. Nous avons des grands capitalistes dans les différents domaines du business mais pas dans la presse.
L’Institut Tchobanian
L’idée de l’Institut est née en avril 2004. Il a été fondée officiellement en octobre 2004 à l’occasion du 50ème anniversaire de la mort du grand patriote Archag Tchobanian mais aussi, et surtout, pour combattre la « conspiration du silence » des médias européen et particulièrement français sur le dossier turc, à l’occasion des négociations de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.
Pour arriver à cet objectif nous avons adopté la méthode utilisée par Archag Tchobanian. Nous sommes le premier « Think Tank » en France (et peut être en Europe) qui est sortie du ghetto arménien et qui s’est ouvert à d’autres nationalités pour mettre en place une direction et une équipe mixte, chacun apportant ses compétences. Notre communication est tournée presque exclusivement à des non arméniens. Parallèlement nous nous refusons de nous enfermer dans les limites de la Question arménienne. Chaque sujet qui peut servir la Cause arménienne nous intéresse. Déjà en 1994, nous étions seulement quelques amis en France pour prendre la défense de Ragip et Ayse Zarakolu qui avaient traduit et publié le livre d’Yves Ternon sur le génocide arménien sous le titre « Ermeni Tabusu ». Personne ne connaissait alors Ragip et sa femme et certains Arméniens disaient même à l’époque « ce n’est pas à nous de défendre un Turc ». Or les années suivants ont montré que nous avions raison et aujourd’hui Ragip Zarakolu fait partie des défenseurs de la cause arménienne et il est même honoré par les plus hautes autorités de l’Arménie et de la Diaspora.
Le comité de rédaction de l’Institut Tchobanian englobe plus de cinquante contributeurs (français, arméniens, russes, grecs, turcs, roumaines, italiens, allemands, juifs, anglais, américains,…) qui participent aux travaux de l’Institut Tchobanian et écrivent dans la revue « Europe&Orient », publiée deux fois par an. L’Institut ne reçoit aucune subvention venant d’aucun Etat, ni de parti politique. Le budget est équilibré par des cotisations, dons, et aides logistiques de la part des membres, sympathisants et des entreprises privées.
L’objectif premier de l’Institut est culturel :
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Faire connaître la richesse de la culture arménienne en France et la culture francophone en Arménie.
Nous poursuivons le chemin tracé par Archag Tchobanian, fondateur du mouvement arménophile en France au début du siècle dernier et qui a fait connaître la littérature arménienne et la musique de Komitas aux Français.
Les moyens
Dans cette optique nous publions par exemple des livres comme « Merveilles d’Arménie » ou « Mon ami Toumanian » pour donner de l’Arménie une image positive.
Parallèlement nous voulons apporter, à travers la francophonie, des nouvelles technologies en Arménie, particulièrement pour des jeunes professionnels, à travers des manifestations comme le Festival de la bande dessinée à Erevan, que nous avons lancé en 2008.
L’objectif deuxième est politique :
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La défense de la Cause arménienne.
Contrairement à certains, pour nous la Cause arménienne ne se limite pas à la reconnaissance du génocide arménien ni même aux réparations qui s’en suivraient. Nous définissons la Cause arménienne comme « La défense des intérêts de la nation arménienne » qui englobe, évidemment, aussi bien l’Arménie que la Diaspora.
- Les questions géopolitiques
L’analyse des questions géopolitiques qui influencent directement ou indirectement la sécurité de le République d’Arménie et de l’Artsakh ainsi que la vie quotidienne des Arméniens en dehors de la République.
- Un travail d’information et de pédagogie permanent auprès des décideurs occidentaux.
Des hommes politiques français et européen d’abord, mais aussi des journalistes, responsables d’ONG, défenseurs des Droits de l’Homme.
- Mettre en avant les fautes de l’adversaire
Dans cette démarche, parallèlement aux travaux des médias arméniens, nous pensons que la République d’Arménie aussi doit profiter des occasions pour élever sa voix et multiplier les protestations contre la Turquie et l’Azerbaidjan, sur le plan international. De ce point de vue la faiblesse des réactions et l’aphonie des officiels de la République d’Arménie à l’extérieur est une faute politique et ne facilite pas la tâche des défenseurs de la cause. Je pense à des exemples récents comme celui du sabotage par l’Azerbaidjan d’une exposition de Khatchkar à l’Unesco à Paris en juin 2011 et plus près de nous dans l’affaire Safarov.
Les moyens
Des mécanismes ont été mis en place pour atteindre ces objectifs :
- La revue Europe & Orient
Le numéro zéro de cette série était un livre blanc intitulé « Europe-Turquie : un enjeu décisif ». Présenté à l’occasion du lancement de l’Institut Tchobanian dans une salle du Parlement français en présence de plusieurs élus, il a été tiré à 2500 exemplaires dont 1600 ont été distribués gratuitement aux députés et sénateurs français ainsi qu’aux députés européens. Cet ouvrage est devenu une référence dans les milieux universitaires français et souvent cités dans d’autres travaux.
La revue bilingue français –anglais, Europe&Orient a été lancée début 2005 dont le 15e numéro sortira en décembre 2012. E&O est référencée dans les bibliothèques des écoles science politiques de France et de l’Université Libre de Bruxelles. Elle est distribuée aux abonnés, vendue sur Amazon et d’autres sites spécialisés et envoyé à environ 70 parlementaires français et européen qui en ont fait la demande ainsi qu’à quatre ministères.
- Des livres d’essais
Une dizaine d’ouvrages politique, géopolitique et d’essais ont été financés ou co-financés par l’Institut Tchobanian, parmi lesquels « Les différends arméno-turcs » de Gérard Guerguerian, « La Pensée stratégique russe » de Jean Géronimo, « Cri des chrétiens d’Orient, de Roger Akl, « Les Alévis de Turquie » d’Erwan Kerivel, « Europe in Uncle Sam’s Pitfall » d’Isabel Ruck, « La communauté arménienne d’Istanbul, de 1920 à nos jours » de Ruben Melkonyan, « The Armenian Military in the Byzantine Empire » d’Armen Ayvazyan, « La Turquie le Putsch Permanent », d’Erol Özkoray…
- Participation aux programmes de TV et de Radio et colloques
Participations à des émissions sur différentes radios et chaines de TV (en France, en Belgique et en Arménie), organisation des colloques par IT ou participation à des colloques organisés par d’autres ONG en France et en Belgique…
Conclusion
Pour conclure nous pensons que dans une démarche pour la défense de la Cause arménienne une confrontation directe avec l’Etat turc et avec le lobby turc est inefficace, qui n’a apporté aucun résultat tangible depuis des décennies et nous semble être vouée l’échec dans les années à venir puisque le temps et surtout la démographie travail contre nous. Ce n’est pas en brûlant quelques drapeaux et criant des slogans hostiles aux Turcs dans les rues qu’on obtiendra des résultats.
Il faudra changer d’abord de stratégie et aussi de tactique pour confronter un adversaire plus nombreux, plus riche et diplomatiquement plus habile.
Le lobby turc
Prenons le dernier exemple du lobby turc en France et essayons de tirer les leçons. Je parle de l’Institut du Bosphore, crée en 2009 à Paris, que nous avons étudié longuement dans le numéro 14 de « Europe&Orient », « La guerre des mémoires ». C’est cette organisation qui a œuvré pour faire annuler la loi sanctionnant la négation du génocide arménien. Quand nous étudions la structure de cette organisation on trouve des étranges similitudes avec les méthodes de notre Institut sauf que les moyens humaines et financier de l’Institut du Bosphore sont centaines de fois plus important que le notre. Mais leur force ne réside pas seulement dans la puissance financière. C’est aussi dans le choix de ses membres et notamment du « comité scientifique », composé d’une centaine de personnes, moitié Turcs et moitié Français, parmi lesquels on trouve aussi biens des hommes politiques de gauche et de droite (des ministres, des députés,…) des journalistes, des professeurs, des intellectuels, des historiens, etc. Le but de l’Institut de Bosphore, largement financé par le patronat turc TÜSIAD, est de faire rentrer la Turquie dans l’Union européenne. C’est, d’abord, pour le business. Un seul but et beaucoup d’argent pour atteindre leur but, un lobbying commencé en 2004 à Bruxelles et à Paris, avec une date fixée au 2014 pour atteindre l’objectif. Pour cela ils exercent une double pression : d’une part sur les politiques européens et d’autre part sur les dirigeants turcs pour les pousser à faire des reformes. Nous avons démontré avec nos articles les liens entre ces gens, leur appartenances à des différents cercles et leur propagande pro-turc aussi bien au parlement que dans les médias.
Donc chaque démarche de la part des défenseurs de la Cause arménienne qui peut ralentir voir anéantir leur objectif est une bataille de gagnée et alourdi « la facture ». Les lobby turcs en Europe, et notamment à Paris et à Bruxelles, essayent de montrer une image d’une Turquie républicaine, laïque et démocratique. Le rôle de l’Institut est de montrer la réalité : la Turquie est fasciste avec sa constitution de 1982, islamiste avec le pouvoir AKP et totalitaire avec le système de gouvernance guidé par le MGK (Conseil National de Sécurité). Ces démonstrations sont basées sur des travaux sérieux, allant aux sources mêmes des publications turques et montrant des exemples concrets pris dans la vie quotidienne, d’un nationalisme outrancier et même meurtrier.
La reconnaissance du génocide a un coût, mais sa négation aussi…
Nous devons arriver à soulever la question dans la tête des dirigeants turcs : la reconnaissance du génocide et le respect des droits des minorités aboutira à une facture lourde à payer pour la Turquie, mais l’inverse aussi ! Il faudra leur montrer que la non-reconnaissance du génocide et le non respect des droits des minorités, à terme, leur coûtera plus cher ainsi qu’à leur partenaire occidentaux.
Dans cette démarche les médias arméniens qui s’occupent de ces questions ont bien évidemment leur rôle à jouer.