Pour
une pensée stratégique arménienne
(II et fin)
« Un bon plan qu’on peut mettre en œuvre maintenant vaudra
toujours mieux qu’un plan parfait qu’on pourra mettre en œuvre la semaine
prochaine. »
George S. Patton
Il y a deux façons de réagir à un traumatisme tel que
celui occasionné par la deuxième guerre d’Artsakh : soit on baisse les bras, on
cherche des boucs émissaires, on maudit « le monde entier qui nous a lâchés »,
etc., soit on essaye de tirer les leçons de cette défaite, d’abord pour
analyser les causes, ensuite trouver des solutions et enfin mettre en œuvre les
moyens pour atteindre ces objectifs.
Nous sommes résolument dans cette deuxième perspective.
Analyse
Commençons par ce fait : à la
suite de cette deuxième guerre d’Artsakh, clairement attisée par une idéologie
génocidaire (idéologie panturquiste qui perdure depuis le début du 20e siècle),
en plus des pertes humaines nous avons perdu aussi des terres. Alors
posons-nous la question principale :
« Quand
des peuples vivent des génocides, certains gagnent des terres, d’autres en
perdent. Pourquoi ? »
Pour commencer, il faut se débarrasser d’une idée fausse. Les
Arméniens parlent de « pays amis » en oubliant le principe essentiel en
géopolitique : « les états n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».
Il peut exister des amitiés entre les peuples et les Arméniens, certes, en
comptent beaucoup, mais d’ « états amis » non. Le contraste entre
l’attitude de la France et des Français durant ces 44 jours de guerre (qui
en réalité fut une boucherie) est un bon exemple. Alors que la population
française, les collectivités territoriales, des associations… se sont
mobilisées pour apporter une aide humanitaire aux Arméniens d’Artsakh, la
diplomatie de la 6e puissance mondiale, co-présidente
du groupe de Minsk, s’est murée dans une neutralité frisant la complicité avec
les crimes de guerre commis par l’agresseur à multiples facettes (Turquie,
Azerbaïdjan, terroristes islamistes). Par conséquent, les Arméniens peuvent
remercier leurs amis français, mais pas la France.
On peut penser ce que l’on veut des autres pays qui sont
liés d’une façon ou d’une autre à l’Arménie sur le plan géopolitique ; la
Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, Israël, l’Iran…, chacun de ces États a une
pensée stratégique pour défendre ses intérêts et poursuit son agenda. Depuis
l’indépendance de l’Arménie, en septembre 1991, force est de constater qu’il
n’existe pas de pensée stratégique arménienne.
La Russie : solution ou impasse ?
« L’Arménie
ne pouvait pas, ne peut pas et ne pourra pas exister sans la Russie. Mais le
plus grand problème de l’Arménie reste la Russie. »
Tony S. Kahvé
Cette affirmation peut paraître paradoxale. Mais en réalité,
c’est un vrai dilemme. Comment établir une démocratie en Arménie après la chute
de l’empire soviétique tout en restant dépendant de la Russie sur le plan
sécuritaire ? Cette guerre l’a démontré encore une fois, l’Arménie (quand nous
parlons de l’Arménie, l’Artsakh en fait naturellement partie) ne pourra pas
compter sur l’Occident pour sa survie. Les Russes ont imposé leurs conditions
avec le cessez-le-feu trilatéral (Arménie-Russie-Azerbaïdjan) signé le
9 novembre, en mettant hors-jeu les deux co-présidents (les États-Unis et
la France). La frontière arméno-turque est sous protection russe jusqu’en 2044.
Donc l’Arménie est sous le parapluie russe pour sa protection. Or la Russie,
héritière de l’empire soviétique, ne permettrait pas que son proche voisinage
soit « pollué » par une « démocratie coloriée ». Les exemples de la Géorgie et
de l’Ukraine l’ont démontré. Comment faire, de lors, pour se débarrasser d’un
régime oligarchique qui a pillé le pays pendant 20-25 ans, causant ainsi
une émigration fatale pour la survie même de la nation ? A-t-on une autre
solution entre un régime autocratique imposé par la Russie (pour qui la moindre
réussite démocratique dans l’un de ses anciens satellites est inacceptable) et
une « révolution de velours » (ou « de couleur ») financée par
la « galaxie sorosienne » au service des mondialistes cosmopolites ?
Une pensée stratégique indispensable
Disons-le tout de go : l’unique responsable de cette
défaite humiliante et traumatisante est l’État d’Arménie et le peuple arménien
(Arménie + diaspora). Après l’indépendance et surtout la première guerre
d’Artsakh en 1994, nous nous sommes endormis pendant 29 ans sur des rêves
pour nous réveiller un 10 novembre 2020 sur des paillassons.
En 29 ans, l’État a failli en échouant à mettre sur pied
un pays solide et prospère. Le peuple a failli en élisant des corrompus à la
tête de l’État, en monnayant son vote pour à peine 10 euros !
Après la signature de ce cessez-le-feu, nous avons moins de
5 ans devant nous. Une réflexion globale s’impose à l’Arménie et aussi à
la diaspora.
La diaspora doit définitivement sortir de son rôle de
bienfaiteur pour combler sans cesse (et sans avoir droit à la parole) la
défaillance d’un pays dont les trois présidences ont démontré leur incapacité
d’ériger un pays solide et solidaire ayant la confiance de leurs citoyens.
Alors que la Turquie, l’Azerbaïdjan, Iran, Israël… avaient une ligne
stratégique pour atteindre leurs objectifs sur le moyen et le long terme, la
seule pensée stratégique qu’avaient les dirigeants arméniens depuis
l’indépendance consistait à se demander « comment piller le pays pour remplir
mes poches et celles de mes proches ». Remplacer Levon par Robert ou ce dernier
par Serge pour arriver finalement à Nikol ne résoudra pas le problème soulevé
par l’absence de stratégie à moyen et long terme :
1.
Comment
réformer l’armée et les équipements militaires pour assurer la sécurité du
pays, notamment contre deux voisins dont le discours de haine anti-arménien
distillé dès l’école ne laisse aucun doute sur leur intention génocidaire ?
2.
Comment
établir un état de droit, avec une Justice indépendante et fiable ?
3.
Comment
améliorer la démographie ?
4.
Comment
inculquer les notions des devoirs et des droits aux citoyens ?
La liste n’est pas exhaustive.
L’Arménie seule ne peut pas apporter de réponses satisfaisantes
pour plusieurs raisons :
1.
Manque
de ressources humaines. Difficile de trouver dans une population de
2,5 millions (encore faut-il soustraire de ce nombre les moins de
18 ans et les vieillards) une nouvelle classe de ministres,
parlementaires, cadres, fonctionnaires… pour irriguer l’appareil d’état et
l’administration avec du sang neuf.
2.
Toute
une génération, celle des plus de 30 ans, est encore animée par la
mentalité soviétique. Difficile de changer du jour au lendemain.
3.
Manque
de capacité financière propre. Un budget d’État faible.
4.
Manque
d’intellectuels et de scientifiques dont la plupart ont quitté le pays après
l’indépendance et surtout après la tuerie au parlement d’octobre 1999.
5.
Manque
d’instituteurs, de professeurs pour améliorer l’éducation, de la maternelle à
l’Université.
6.
Etc.
Pour toutes ces raisons, une implication forte de la diaspora
dans les affaires internes de l’Arménie est indispensable sur le plan
politique, économique et judiciaire, chacun apportant ses compétences et son
staff via un programme d’immigration massive. Si l’on veut une Arménie
indépendante et sanctuarisée il faut payer le prix. La liberté et la sécurité
ont un prix. Et nous ne pourrons compter que sur nous-même. Il y a encore des
hommes patriotes en Arménie qui aiment leur pays et veulent le sauver. Ils
doivent être accompagnés et épaulés par des Arméniens de la diaspora.
Il faudra trouver les formes pour que cette implication de la
diaspora devienne une réalité, quitte à changer la Constitution et trouver le
financement pour accompagner un tel projet.
C’est urgent. Le compte à rebours de cinq ans a déjà
commencé. Tic-tac, tic-tac…
Varoujan Sirapian
Président-fondateur de l’Institut Tchobanian
3 janvier
2021