Une note pour le nouveau ministre de la Défense Papikyan
« Vous deviendrez soit un héros, soit un bouc émissaire »
par Eric Hakobyan
21/11/2021
Bienvenue à la Revue de la Semaine avec Eric Hakobyan.
Cette semaine, nous ne discutons pas des événements de ces
derniers jours (les événements dans la région de Syunik, à la frontière
arméno-azerbaïdjanaise), car ils ont été intensément couverts. L’émission
d’aujourd’hui est un long mémo pour le nouveau ministre de la Défense de
l’Arménie, Suren Papikyan, qui, dans ses anciens postes au sein du gouvernement
arménien, était réputé être un réformateur, en particulier dans le domaine de
la modernisation des infrastructures routières.
Commençons par les réformes. Il existe deux types de réforme
militaire : un programme à long terme, sur cinq à dix ans, et une réforme
urgente qui doit être mise en œuvre immédiatement afin d’accroître notre
capacité de combat à court terme et d’être en mesure de défendre nos frontières
souveraines.
Monsieur Papikian, au cours des cinq ou six prochains mois,
vous deviendrez un héros ou un bouc émissaire. Soit vous imposez votre volonté
à une structure qui ne fonctionne pas, soit c’est cette structure déficiente
qui vous dictera sa volonté.
Les problèmes moraux et psychologiques dans l’armée
Si j’étais vous, je commencerais par des problèmes moraux et
psychologiques dans l’armée. Ce n’est un secret pour personne que toute armée qui
perd une guerre est confrontée à des problèmes de moral. En ce sens, beaucoup
dépend du type de leader que vous serez, de l’exemple que vous allez donner, et
des changements de personnel que vous ferez dans l’armée. À ce stade, le choix
du personnel militaire est politique.
Les règles d’engagement
Le deuxième point sur lequel vous devriez concentrer votre
attention est l’établissement clair des règles d’engagement à nos frontières.
Il nous parvient de nombreux rapports indiquant que les gens
sont confus et ne savent pas quoi faire, si c’est le moment de faire feu ou pas.
De tels problèmes sont tout simplement inacceptables.
Vous devez faire suivre les règles suivantes, qui existent
déjà : si quelqu’un traverse la frontière, vous devez ouvrir le feu sur lui.
Les règlements ne parlent pas de négocier avec les contrevenants, d’appeler les
Russes ou de quitter son poste sans se battre avec acharnement, pour les
soldats. Toute personne qui ne respecte pas ces règles doit être révoquée.
Impliquer le pays dans le processus des réformes
Vous devez également impliquer tout le pays dans ce
processus de réforme, car en Arménie, le peuple c’est l’armée, et l’armée c’est
le peuple. C’est notre réalité. Aujourd’hui, vos service ne jouissent pas de la
confiance du public pour de nombreuses raisons valables. Vous devez rétablir
cette confiance en étant aussi ouvert et transparent que possible et montrer
aux gens que le changement est bien en cours, que des réformes sont mises en
œuvre, que la transparence est à l’ordre du jour.
Impliquer le secteur privé dans le processus réformateur
Il est important que vous mobilisiez également le secteur
privé, car une partie du travail des forces armées peut être déléguée en toute
sécurité à notre secteur privé beaucoup plus efficace qu’à l’appareil d’État bien
moins efficace. Cela peut inclure la surveillance militaire, le renseignement
et d’autres domaines. Prenez des décisions audacieuses et impliquez des
personnes contre lesquelles certains dans votre ministère vont tenter de résister,
mais c’est la façon la plus rapide de mettre à jour nos ressources pour
l’action.
Se fournir auprès de producteurs locaux
Allons plus loin. Privilégiez les achats auprès des
producteurs locaux. Pour le développement de notre complexe militaro-industriel,
il est nécessaire d’acheter autant que possible auprès de producteurs locaux.
Ainsi, nous soutiendrons les entreprises locales, leur développement aidera à
gagner en indépendance et à se débarrasser de chantages d’où qu’ils viennent dans
le monde.
Des entreprises militaires privées
Aujourd’hui, les guerres dans le monde sont considérablement
engagées via des entreprises privées. Il existe de nombreuses entreprises
militaires privées et des entrepreneurs qui peuvent être amenés à agir comme
conseillers dans de nombreux autres domaines pour avoir un effet direct sur la
modernisation de nos capacités militaires.
La culture du ministère de la Défense
Plus important encore, vous devez changer la culture qui
règne au ministère de la Défense. Pendant longtemps, pendant 20 à 25 ans,
l’armée a été une méritocratie inversée, lorsque les gens étaient promus parce
qu’ils connaissaient quelqu’un, ne posaient pas de questions et qu’ils pouvaient
se laisser corrompre ; et ceux qui posaient des questions et n’étaient pas
impliqués dans la corruption restaient dans les rangs inférieurs. Vous devez
changer ces règles morales.
Ceux qui prennent des initiatives et ceux qui sont prêts à
se battre devraient être encouragés. Il est nécessaire de se débarrasser des
sycophantes et de la médiocrité. Pour nous, c’est une exigence indispensable en
ce moment.
Il est nécessaire, à de très rares exceptions près,
d’assurer une transparence absolue, sur les dépenses et les achats dans le
domaine des commandes d’armement, et tout ce qui concerne notre défense. Nous
savons qu’il y a des cas de corruption règne dans ce domaine depuis de
nombreuses années. Soyons donc aussi honnêtes que possible.
Améliorer le système de mobilisation
Ensuite, nous devons moderniser notre système de
mobilisation. Nous avons complètement échoué à mobiliser des volontaires et des
réservistes pendant la deuxième guerre d’Artsakh, lorsque le chaos complet
régnait. La réserve est vitale et, si nécessaire, sa coordination peut être
déléguée. Mais si nous voulons construire un État de garnison, il nous faut des
systèmes qui fonctionnent. La réserve a un rôle clé à jouer : les gens qui
veulent s’engager et combattre, qu’ils puissent le faire, et que nous puissions
lancer des appels et nous organiser sur le champ.
Le manque de financement ne peut pas être une excuse
Ensuite, ne laissez pas le manque d’argent être une excuse.
Quand il s’agit de la protection du pays, il ne peut être question d’économie :
le mandat principal de tout État est de protéger le pays, ses frontières et son
existence. L’argent ne peut donc pas être le problème.
Si nous devons emprunter deux milliards de dollars, nous
devons le faire, surtout lorsque le monde a des taux d’intérêt historiquement
bas. Par exemple, la Grèce, qui a de grandes dettes et dont le ratio dette/PIB
est de 211%, c’est-à-dire que le montant de la dette du pays est deux fois plus
grande que le volume de l’économie, a fait d’énormes dépenses pour moderniser son
armée, en particulier la marine, compte tenu des menaces constantes émanant du
régime Erdogan.
Le ratio de notre dette au PIB n’est que de 62 %.
Évidemment, dans des circonstances normales, nous n’en serions pas là, mais ce
sont des temps anormaux. L’argent ne devrait pas être un obstacle à la
protection du pays. Si ce montant est dépensé au niveau local, nous aurons
l’effet du « keynésianisme militaire » – la doctrine politique et économique selon
laquelle les dépenses importantes de l’État en armes entraînent le
développement de technologies modernes dans l’industrie, en particulier en ce
qui concerne la défense (et en conséquence, cela favorisera l’emploi et l’élévation
du niveau de vie de la population).
Des militaires bien payés
Et en fin de compte, nous devons payer mieux nos militaires
s’ils répondent aux normes élevées qui sont établies pour la construction de
notre future armée, et dans la mesure où toutes les autres réformes auront été
mises en place. Le service militaire devrait être un contrat social dans lequel
ceux qui servent et sont prêts à mourir pour le bien du pays sauront que leurs
familles recevront une indemnisation. C’est un engagement que nous ne devons
respecter que si toutes les autres réformes sont mises en œuvre. Il ne sert à
rien d’augmenter les salaires des généraux ineptes.
En conclusion
Monsieur Papikyan, je vais résumer le programme par une
formule très simple : vous êtes un homme politique (moi ̶même j’ai été
un fonctionnaire élu pendant longtemps), malgré votre jeune âge. ; soit
vous et votre gouvernement entreprendrez une modernisation agressive de notre
capacité de défense, et donc de défense de toutes nos frontières, soit crise
après crise, nous arriverons aux prochaines élections, et les gens vous
remplaceront par d’autres forces qui auront la volonté de mettre en œuvre tous
ces changements et de défendre le pays.
Dans ce pays, les gens ont beaucoup de patience et, dans une
certaine mesure, comprennent les raisons de notre défaite. Peut-être que tout
le monde n’est pas d’accord avec cela, mais au moins ils comprennent comment on
peut s’en sortir. Les gens, y compris de nombreux partisans de votre
gouvernement, ne toléreront pas l’humiliation de notre pays à ses propres frontières,
alors que le régime d’Aliyev et ses brigands mord chaque jour un peu plus sur le
territoire de l’État, semaine après semaine, un mois après l’autre.
Aucun gouvernement, s’il est incapable d’arrêter ce
processus, ne pourra rester au pouvoir, et il ne le mérite pas.
(c) Traduit pour « Europe & Orient », par Jan Varoujan et Vladimir F. Fredoux